Lorsqu’on
lit l’histoire d’Avraham dans la Torah, on parcourt de nombreuses petites
histoires les unes après les autres : ses différents voyages, son débat
avec son neveu Loth, sa circoncision, sa rencontre avec les anges, la destruction,
la guerre des quatre et des cinq rois, le renvoi de Hagar etc. Ceci est quelque
peu perturbant. En effet, toutes ces petites histoires seraient-elles
déconnectées les une des autres, ou bien y-a-t-il une cohérence d’ensemble, y
a-t-il un thème qui les unisse ? Autrement dit, toutes ces histoires nous
aident-elles à comprendre le personnage d’Avraham, son rôle dans le
monde ?
C’est à
cette vaste question que cette nouvelle série de cours va tenter d’apporter sa
modeste contribution. Nous nous baserons sur des éléments que nous avons
développés dans la série « Brève Histoire du Monde » que je vous
invite fortement à lire ou relire et dont je vais sommairement rappeler les
éléments majeurs ci-après.
Création et Recréation
Nous
avons montré que d’Adam à Avraham, deux sortes de monde ont été créés. Ils sont
différents, mais les processus de leur création sont en parallèle l’un de
l’autre. Le premier monde, appelons-le « monde de la création » est
le monde créé au tout début de la Genèse et qui a perduré jusqu’à sa destruction
avec le déluge. Seul Noa’h et son arche sont saufs. La Torah décrit alors
comment la vie revient sur Terre. C’est littéralement une re-création du monde
qui s’opère, il y a un monde nouveau, avec de nouvelles règles. Nous avions
remarqué, point après point, que la Re-création était un parfait parallèle de
la Création. Chaque jour de la Création a son équivalent dans la Re-création
qui a suivi le déluge. Ainsi, le Shabbat, septième jour de la Création, possède
aussi son équivalent dans la Re-création, il s’agit de l’Arc-en-ciel. Aussi
bien le Shabbat que l’Arc-en-ciel sont des « signes », des
« alliances » entre D.ieu et l’Humanité.
La mise
en miroir par la Torah entre la Création et la Re-création ne s’arrête pas là.
Alors que l’histoire qui suit la Création est celle d’Adam et ’’Hava dans le
Gan Eden, la Re-création est, quant à elle, suivie de deux histoires :
celle de Noa’h et la vigne puis celle de la Tour de Babel. Ces deux dernières
histoires sont en fait des parallèles de l’histoire d’Adam et ’Hava dans le Gan
Eden.
Dans
l’histoire de la vigne, Noa’h plante une vigne, en fabrique du vin qu’il boit
et devient saoul. Il se dénude. ’Ham, son fils, voit sa nudité et sort appeler ses
deux frères qui, aussitôt, vont le couvrir en marchant à reculons. A son
réveil, Noa’h comprend ce qui lui est arrivé et maudit Canaan le fils de ’Ham.
Plusieurs éléments de cette histoire rappellent l’histoire d’Adam et ’Hava dans
le Gan Eden. En effet, dans les deux cas, entre autres :
-
Il est question de nudité et de personnes qui se rendent compte de
cette nudité ;
-
Il y a un « fruit défendu » et celui-ci permet à qui en
consomme d’obtenir un niveau de conscience différent ;
-
L’histoire se termine par une malédiction.
Dans
l’histoire de la Tour de Babel, des hommes se regroupent et ont un projet commun.
Ils souhaitent faire des briques, puis construire une tour afin « de se
faire un nom ». D.ieu n’apprécie pas ce projet et disperse ce groupe de
personnes sur la surface de la Terre. Nous avions également noté plusieurs
similitudes entre cette histoire et celle d’Adam et ’Hava. Par exemple :
-
D.ieu lui-même qui vient voir ce qui se passe ;
-
De nombreuses similitudes lexicales ;
-
L’exil comme punition.
Au-delà
de toutes ces ressemblances de thèmes ou de mots, nous avions émis l’idée que
ces trois histoires traitaient en fait de la même problématique, à
savoir : l’effet de l’Arbre de la Connaissance. Quand on donne trop
d’importance à nos désirs, quand on s’identifie à eux, alors on devient
subjectif dans notre jugement. C’est cela le problème qui s’est posé à
Noa’h : ce n’est pas de la justice (objective) mais bien de la vengeance
(subjective) que Noa’h a appliqué et qui l’a amené à détruire sa propre
descendance. C’est cela l’héritage que l’Arbre de la Connaissance a laissé à
l’Humanité. De même en est-il pour les constructeurs de la Tour de Babel. Eux
se sont sur-identifiés à leur création, ils voulaient qu’elle porte leur nom,
comme ils le dirent : (Béréchit 11:4) « וְנַעֲשֶׂה-לָּנוּ שֵׁם »
- « faisons-pour nous un nom ». Cette sur-identification à sa création
n’est pas saine ; car, comme D.ieu Lui-même a l’air de s’en inquiéter (Béréchit
11:6)[1], où
va-t-elle s’arrêter ?
Ces
trois histoires posent le même problème : Comment gérer sa créativité pour
ne pas qu’elle devienne narcissique et destructive ?
Tout
ceci éclaire l’histoire d’Avraham. Car Avraham apparaît justement dans ce
contexte.
Pourquoi Avraham a été choisi
En
effet, nous avions remarqué qu’Avraham ne nous est pas vraiment présenté alors
que D.ieu lui apparaît avec la fameuse injonction ‘Lekh Lekha’ -
« va-t-en de ton pays… ». Nous nous étions alors demandé : Pourquoi Avraham a-t-il été choisi ?
Qu’a-t-il fait de particulier pour avoir été choisi par D.ieu ? On peut
également voir cette question sous un autre angle. Car, en effet, la Torah utilise
six versets pour présenter Avraham. Il s’agit des derniers versets de la parashat Noa’h (Béréchit 11:27-32). Le
problème est que le contenu de ces versets a l’air presque trivial. On y parle
de Téra’h qui eut trois fils dont Avraham, que ses fils se marièrent et s’en
allèrent s’installer à ’Haran où Téra’h termina sa vie. On y parle de personnes
qu’on ne reverra quasiment plus ensuite dans les textes – Haran, Milka, Yiska
etc. Pourquoi la Torah a-t-elle choisi cette introduction a priori
banale, qui n’a pas l’air de révéler le
caractère exceptionnel du personnage ? Si on vous avait demandé de
présenter Avraham en six versets, auriez-vous choisi ceux que la Torah a choisis
? Bien sûr que non. Vous auriez sûrement parlé de l’histoire des idoles, de
celle de la fournaise d’Our-Kasdim, de sa découverte du monothéisme etc. –
Bref, tout ce que vous avez appris à l’école primaire. Alors, pourquoi ne pas
avoir au moins une courte introduction, comme celle de Noa’h qui est présenté
comme (Béréchit 6:9) : « un
homme juste et intègre dans sa génération » - « נֹחַ אִישׁ צַדִּיק תָּמִים הָיָה בְּדֹרֹתָיו... » ?[2]
Première
lecture et questions
Prenons
ces six versets (Béréchit 11:27-32)
et lisons les une première fois, et essayons de relever ce qu’ils ont
d’étonnant.
Lecture du prologue au sujet d’Avraham
כז וְאֵלֶּה,
תּוֹלְדֹת תֶּרַח--תֶּרַח הוֹלִיד אֶת-אַבְרָם,
אֶת-נָחוֹר וְאֶת-הָרָן; וְהָרָן, הוֹלִיד אֶת-לוֹט.
|
27 Voici les générations de Téra’h:
Téra’h engendra Avram, Na’hor et Haran; et Haran engendra Loth.
|
Téra’h, donc, a trois fils
qui sont : Avram, Na’hor et Haran. Pourquoi parler de Loth – fils de Haran
– dans cette histoire ? Le verset citait la descendance directe de Téra’h,
pourquoi descendre d’un cran supplémentaire, et pour Haran uniquement?
כח וַיָּמָת
הָרָן, עַל-פְּנֵי תֶּרַח אָבִיו, בְּאֶרֶץ
מוֹלַדְתּוֹ, בְּאוּר כַּשְׂדִּים.
|
28 Haran mourut du vivant de Téra’h
son père, dans son pays natal, à Our-Kasdim.
|
Haran, l’un des trois fils de
Téra’h, meurt. Il meurt du vivant de son père, donc on peut en déduire qu’il
meurt jeune.
Le
verset suivant a l’air compliqué, obscur, et surtout, on ne comprend pas bien
ce qu’il nous apprend.
כט וַיִּקַּח
אַבְרָם וְנָחוֹר לָהֶם, נָשִׁים: שֵׁם
אֵשֶׁת-אַבְרָם, שָׂרָי, וְשֵׁם אֵשֶׁת-נָחוֹר מִלְכָּה, בַּת-הָרָן אֲבִי-מִלְכָּה
וַאֲבִי יִסְכָּה.
|
29 Avram et Na’hor se marièrent. La
femme d'Avram avait pour nom : Saraï, et celle de Na’hor, Milka, fille
de Haran, le père de Milka et de Yiska.
|
Avram et Na’hor se
marient : Avram avec Saraï ; Na’hor avec Milka. Milka étant la fille
de Haran, cela signifie que Na’hor s’est marié avec sa nièce.
ל וַתְּהִי
שָׂרַי, עֲקָרָה: אֵין לָהּ, וָלָד.
|
30 Saraï était stérile, elle
n'avait point d'enfant.
|
Quelle présentation étrange
de Saraï ! C’est la première fois qu’on parle d’elle et voilà ce que l’on
en dit de prime abord qu’elle est stérile. Est-ce l’endroit idéal pour
parler de la stérilité de Saraï ? Lorsque l’on connaît un peu la Torah, on
sait que cela aurait été plus pertinent d’en parler à d’autres occasions :
par exemple dans l’histoire avec Hagar où d’ailleurs on nous redit qu’elle est
stérile ! (cf. Béréchit 16:2
« הִנֵּה-נָא עֲצָרַנִי ה׳ מִלֶּדֶת » - « Voici que D.ieu m’a refusé
l’enfantement »).
לא וַיִּקַּח
תֶּרַח אֶת-אַבְרָם בְּנוֹ, וְאֶת-לוֹט
בֶּן-הָרָן בֶּן-בְּנוֹ, וְאֵת שָׂרַי כַּלָּתוֹ, אֵשֶׁת אַבְרָם בְּנוֹ; וַיֵּצְאוּ
אִתָּם מֵאוּר כַּשְׂדִּים, לָלֶכֶת אַרְצָה כְּנַעַן, וַיָּבֹאוּ
עַד-חָרָן, וַיֵּשְׁבוּ שָׁם.
|
31 Téra’h emmena Avram son fils,
Loth fils de Haran son petit-fils, et Saraï sa belle-fille, épouse d'Avram
son fils; ils sortirent ensemble d'Our-Kasdim pour se rendre au pays de
Canaan, allèrent jusqu'à ’Haran et s'y installèrent.
|
Ce verset paraît d’une grande
banalité. On nous raconte qu’une famille voyage et s’installe dans un endroit.
Quel intérêt a-t-on de savoir que la famille était en voyage et qu’elle
s’installa en chemin ?
לב וַיִּהְיוּ
יְמֵי-תֶרַח, חָמֵשׁ שָׁנִים וּמָאתַיִם
שָׁנָה; וַיָּמָת תֶּרַח, בְּחָרָן. {פ}
|
32 Les jours de Téra’h avaient été
de deux cent cinq ans lorsqu’il mourut à ’Haran.
|
Fin de l’introduction que
l’on fait d’Avraham. Qu’a-t-on appris de
transcendant sur Avraham ? Est-on prêts à lire Lekh Lekha et
comprendre pourquoi c’est à lui que Hachem s’adresse ?
Un mariage dans la famille
Relisons
les six versets d’introduction à Avraham et voyons ce qu’ils cachent.
Téra’h a
trois fils : Avram, Na’hor et Haran. Haran meurt jeune, comme nous
l’avions fait remarquer. Immédiatement après, Avram et Na’hor se marient. Avram
se marie avec Saraï. Na’hor, quant à lui, se marie avec Milka, sa nièce, la
fille de son frère qui vient de mourir.
Cela
fait penser aux lois du Yiboum.
Certes, ici, ce n’est pas un Yiboum
classique encadré par la Torah où seulement le frère du défunt prend pour
épouse la femme du défunt s’ils n’ont pas eu d’enfant. Néanmoins, notre
histoire se déroule avant le don de la Torah où, dit le Ramban, les lois
de Yiboum étaient plus larges, comme cela a été le cas avec Yéhouda et
Tamar. A l’époque le Yiboum se faisait, lorsqu’un homme mourait avant
son temps, par un homme de la famille du défunt avec une femme de la famille du
défunt.
Le sens et
l’objectif du Yiboum nous sont explicitement donnés par la Torah (Devarim 25:6-7) : Il s’agit d’avoir
des enfants avec la veuve, de perpétuer le nom du défunt - « לְהָקִים לְאָחִיו שֵׁם בְּיִשְׂרָאֵל » et « וְלֹא-יִמָּחֶה
שְׁמוֹ מִיִּשְׂרָאֵל ».
C’est comme si, l’enfant né de cette union sera certes l’enfant biologique du Yavam (frère faisant le Yiboum) mais il sera en quelques sortes
l’enfant spirituel du frère défunt. En cela, l’acte de Yiboum est un
acte authentique de ’hessed – bonté.
Il
semblerait donc que Na’hor souhaite, en se mariant avec Milka – la fille de son
frère défunt Haran – accomplir un Yiboum
afin de prendre soin de l’héritage du défunt et de perpétuer son nom[3].
Revenons
à notre histoire. On nous dit que Yiska est la fille de Haran. Qui est
Yiska ? Savez-vous qu’elle n’apparaît plus jamais dans le ’Houmach ?
’Hazal nous disent qu’en fait Yiska n’est autre que Saraï.
En
disant cela, ils donnent une dimension dramatique au mariage d’Avram. Car cela
signifierait qu’Avram se serait aussi marié avec sa nièce puisque Saraï serait
Yiska qui est l’autre fille de Haran. Par conséquent, Avram aussi aurait fait
une sorte de Yiboum en même temps que son frère Na’hor.
Qui est l’instigateur ?
Relisons
de nouveau le verset en question. Il commence par « וַיִּקַּח אַבְרָם
וְנָחוֹר לָהֶם נָשִׁים »
qui signifie que Avram et Na’hor prirent pour eux des épouses. Cependant,
le premier mot est au singulier : « וַיִּקַּח ». Or, ils sont deux à faire
l’action, le verbe aurait dû être conjugué au pluriel – « וַיִּקְחוּ ». Qu’est-ce que cela signifie ?
Afin de
comprendre le sens caché par cette « faute » de grammaire,
recherchons si la Torah a déjà fait cette même « erreur » à un autre
endroit. Ceci nous ramène à l’histoire de Noa’h et la Vigne. C’est dans ce
verset (Béréchit 9 :23), où l’on
retrouve exactement la même formulation
– « וַיִּקַּח »
au lieu de « וַיִּקְחוּ » :
23 Chem et Yefeth prirent la couverture (…)
|
Rachi s’en étonne d’ailleurs.
Voici ce qu’il dit :
Chem
et Yefeth prirent (littéralement : « et prit Chem et
Yefeth ») Il n’est pas écrit « prirent », mais
« prit ». Cela pour apprendre que Chem a accompli la mitsva avec plus
d’empressement que Yefeth.
Par
conséquent, lorsque le verbe est au singulier alors que plusieurs personnes
font l’action, cela signifie d’une part qu’ils font la même action et, d’autre
part, que le véritable instigateur de cette action est la première personne
citée. Les personnes citées ensuite ne font que suivre la première.
Pour
nous, cela signifie que Na’hor s’est marié avec une nièce en faisant la même
action et en suivant Avram. Par conséquent, non seulement Avram aussi s’est
marié avec une nièce mais que c’est bien lui qui a été le moteur dans cette
histoire de Yiboum ; Na’hor n’a fait que suivre l’exemple de son
frère.
Revenons
quelques instants sur la notion de Yiboum.
Si l’on
y réfléchit, le Yiboum est le plus grand ’Hessed qui soit. En
effet, Le Yiboum signifie donner ce qu’il y a de plus précieux – son
propre enfant, son propre héritage spirituel – à un personne qui n’est plus là
et qui ne pourra jamais rendre la pareille.
Nous venons donc de faire connaissance avec la toute première grande
expérience de ’Hessed de Avraham…
Avraham,
la Vigne et la Tour
En
relisant une nouvelle fois ces six versets de présentation d’Avraham, il
semblerait que l’histoire de Noa’h et la vigne et celle de la Tour de
Babel se rejoignent dans ce prologue à
l’histoire d’Avraham.
Mise en contexte
Le
prologue commence par « וְאֵלֶּה תּוֹלְדֹת » - « Voici les générations ». Or, comme nous
l’avons déjà vu :
-
L’histoire de l’Arbre de la Connaissance commence par (Béréchit 2:4) « אֵלֶּה תוֹלְדוֹת הַשָּׁמַיִם » – « Voici les générations du
ciel… » ;
-
L’histoire de Noa’h et la Vigne et celle de la Tour de Babel sont
toutes les deux encadrées par des sections des générations de Noa’h.
Nous
avions expliqué que les sections traitant des générations étaient des sortes de
mise en contexte, annonciateur d’une histoire du type « Arbre de la
Connaissance ».
Nous avions
par ailleurs remarqué que l’histoire de Noa’h et la Vigne et celle de la Tour
de Babel étaient de nouvelles versions de l’histoire originelle de l’Arbre de
la Connaissance ; des versions propres au monde de la Re-création.
Qu’est-ce
que cela signifie ? Le prologue d’Avraham serait-il une nouvelle version
de l’histoire de l’Arbre de la Connaissance ? Et dans quel monde se
situerait-elle ? Dans le monde de la Re-création également ?
Gardons
ces questions de côté pour l’instant.
Une vigne chez Avraham
Continuons
notre relecture du prologue. Voici les différents éléments qui se
suivent :
1. Un père a trois enfants ;
2. Aussitôt après nous avoir
présenté les trois enfants, on nous présente un petit-fils, le fils du plus
jeune des trois enfants ;
3. Juste après la présentation
du petit-fils, quelque chose de terrible arrive au plus jeune frère ; et
cela a l’air d’être une histoire de famille, car le grand-père joue un rôle
dans cette histoire terrible (Ici, c’est Haran qui meurt à cause de son père
Téra’h – selon le midrash que nous
avons cité) ;
4. Immédiatement après, les deux
frères restants se lèvent et entrent en action pour essayer de réparer le
dommage provoqué par le désastre arrivé à leur frère ;
5. Et l’histoire se termine par
la mort du grand-père.
Tous ces
éléments font écho à l’histoire de Noa’h et la vigne. Voici l’ensemble des
parallèles entre ces histoires que nous avons relevés :
Prologue d’Avraham
|
Noa’h et la Vigne
|
L’histoire
commence par une liste des fils de Téra’h.
|
L’histoire
commence par une liste des fils de Noa’h.
|
Un père a 3
enfants : Avram, Na’hor et Haran.
|
Un père a 3
enfants : Chem, ’Ham et Yefeth.
|
En même temps qu’on
parle de Haran, on présente son fils Loth.
|
En même temps qu’on
parle de ’Ham, on présente son fils Cana’an.
|
Haran meurt « עַל-פְּנֵי » à la
« face » de son père.
|
’Ham est maudit pour avoir vu « face à face » la
nudité de son père.
|
C’est le père – Téra’h – qui est responsable de la tragédie (cf.
Rachi : Téra’h a livré Haran à Nimrod).
|
C’est le père – Noa’h – qui est responsable de la tragédie (c’est
Noa’h qui a bu, et qui maudit).
|
Les deux autres frères tentent de
réparer le dommage causé par la mort de leur frère.
|
Les deux autres frères tentent de
réparer le dommage causé par la faute de leur frère.
|
Le même verbe au singulier « וַיִּקַּח » est utilisé
pour décrire l’action conjointe des deux frères.
|
Le même verbe au singulier « וַיִּקַּח » est utilisé
pour décrire l’action conjointe des deux frères.
|
La famille se
dirige vers Cana’an.
|
Le petit-fils
Cana’an est maudit pour toujours.
|
L’histoire se
termine par la fin des jours de Téra’h.
|
L’histoire se
termine par la fin des jours de Noa’h.
|
Ces deux
histoires sont très proches. Mais il y a une grande différence entre elles. Une
différence fondamentale entre ce qu’ont fait Avram et Na’hor et ce qu’ont fait
Chem et Yefeth. Certes, les deux couples de frères ont agi pour endiguer
l’ampleur de la tragédie familiale. Mais ils l’ont fait avec des résultats
différents.
Chem et
Yefeth ont tout fait pour sauvegarder la dignité de leur père. Mais ils ont été
impuissants pour aider, pour sauver l’héritage de ’Ham ou le sort de leur neveu
Cana’an qui a été maudit par Noa’h. Avram et Na’hor, quant à eux, ont cherché et réussi à aider l'héritage en danger de Haran ainsi
que le neveu orphelin. Ils sont
intervenus là où leur frère mort ne le pouvait plus.
En
d’autres termes, Avram et Na’hor ont réussi leur opération de Yiboum en
maintenant un nom -« שֵׁם » et un héritage pour leur frère, tandis que Chem et
Yefeth ont restauré le nom de leur père mais n’ont rien pu faire face à la
destruction à tout jamais du nom de leur frère.
Cette différence se retrouve de manière assez
flagrante dans les mots employés par la Torah :
Avram
et Na’hor
|
Chem
et Yefeth
|
|
|
Avram
et Na’hor réussissent à reconstruire le שֵׁם de
leur frère défunt. Au fur et à mesure, les lettres formant le mot שֵׁם se rapprochent.
|
Chem
et Yefeth ne peuvent rien contre la destruction du שֵׁם de leur frère qui devient irréversible. Au fur et à
mesure, les lettres formant le mot שֵׁם se
séparent.
|
Avram et
Na’hor sont, pour ainsi dire, les descendants spirituels de Chem et Yefeth dont
ils sont venus parfaire l’action, ils ont réussi là où les anciens ont échoué…
Un petit tour par Babel
Souvenez-vous
du centre du prologue d’Avraham, il parle des noms, des « שֵׁם » des femmes qu’Avram et Na’hor prennent pour épouse. Mais
à un niveau plus profond, il parle aussi du « שֵׁם » du frère défunt qu’ils viennent restaurer. Et cette
action est extraordinaire, car en général, quand un homme se marie, c’est pour
créer sa propre suite, c’est pour développer son propre nom, son propre
héritage ; alors que ces deux hommes se marient pour avoir des enfants de
manière désintéressée, ils ne se préoccupent pas de leurs propres noms, ce
qu’ils souhaitent c’est maintenir le nom de leur frère défunt, vulnérable dans
le sens où il ne peut plus agir pour son nom.
Et il
faut voir cela dans un contexte un peu plus large. Noa’h n’a pas supporté qu’on
l’empêche d’étendre un peu plus sa descendance, sa suite. Il n’a pas supporté
qu’on mette un frein à sa créativité biologique[4]. Il en a
maudit sa propre progéniture ! Alors qu’Avram et Na’hor, par opposition,
sont prêts à mettre une croix sur leur descendance, afin d’en offrir une à leur
frère.
Mais il
n’y a pas que Noa’h, il y a aussi la Tour de Babel. Cette histoire a pour thème
la vision narcissique du nom (Béréchit
11:4) : ils veulent se faire un nom « וְנַעֲשֶׂה-לָּנוּ, שֵׁם ».
Les gens
de la Tour de Babel ne s’intéressent qu’à leur propre nom. Ils ne veulent pas se
séparer, ils veulent rester ensemble afin de conserver leur pouvoir de
créativité technologique. L’autre ne les intéresse pas. A contrario, Avram et
Na’hor ne donnent pas d’importance à leur nom mais à celui d’un autre. Et pour
ce faire, ils se tournent vers l’autre, vers les filles de Haran.
Et, pour
la première fois de l’Histoire, Hachem voit des gens qui ne cherchent pas à
donner de l’importance à leur nom, mais au nom d’un autre, un autre qui est le
plus vulnérable qui soit : il est mort et ne peut plus rien pour son nom.
Lorsque
D.ieu voit chez Avraham un tel dévouement, un tel effacement de soi au profit
aussi bien de D.ieu que des hommes, alors Il lui dit en quelques sortes :
« Ne t’arrête pas en si bon chemin, continue et va jusqu’à Cana’an ».
Avram et
Na’hor font tout comme il faut. Ils ne tombent pas dans les pièges dans
lesquels sont tombés Adam, Noa’h et les gens de la Tour de Babel. Alors D.ieu
se dit qu’Il peut « travailler », qu’Il peut faire avancer le Monde
avec cette famille. Mais le chemin ne sera pas facile. Avraham est bloqué dans
ses rêves ; il souhaite donner une descendance à son frère, mais voilà que
Saraï est stérile…
Et puis
Avraham ne va pas jusqu’à Cana’an. Il s’arrête et s’installe avec son père et
sa famille à ’Haran. Arrêtons-nous sur le terme utilisé par le verset pour
parler de l’installation de la famille : « וַיֵּשְׁבוּ
שָׁם ». Cette expression
n’a pas l’air extraordinaire et on pourrait imaginer qu’elle apparaît souvent
dans la Torah.
Eh bien
figurez-vous que c’est loin d’être le cas. Cette expression n’existe que deux
fois dans toute la Torah. Savez-vous quelle est la seconde occurrence de
« וַיֵּשְׁבוּ שָׁם » et ce qu’elle nous apprend ?
La
voilà, c’est dans l’histoire de la Tour de Babel (Béréchit 11:2):
ב וַיְהִי, בְּנָסְעָם
מִקֶּדֶם; וַיִּמְצְאוּ בִקְעָה
בְּאֶרֶץ שִׁנְעָר, וַיֵּשְׁבוּ
שָׁם.
|
2 Or, en émigrant de l'Orient, les
hommes avaient trouvé une vallée dans le pays de Chin’ar, et ils s'y
installèrent.
|
Cela signifie peut-être
qu’Avraham a la même tentation que les hommes de la Tour de Babel. Eux aussi se
sont établis alors qu’ils étaient en chemin. Ils ont alors eu une tentation,
comme nous l’avons expliqué. Ils ont eu la tentation de trop s’identifier à
leur créativité, et ils ont cédé. Avraham se trouve dans une situation
similaire ; ce « וַיֵּשְׁבוּ שָׁם » d’Avraham nous apprend que lui aussi, à ce moment a eu
une tentation similaire. En effet, on imagine très bien qu’après quelques
années, il se dise : « J'ai essayé de perpétuer le nom de mon frère mais je
n'ai pas réussi. Peut-être pourrais-je penser à moi un peu et me construire ma
filiation ? ». Il pourrait s’inquiéter pour sa propre créativité, il
pourrait aussi s’inquiéter pour son propre nom, après tout il a déjà tout essayé
pour le nom de son frère ?
Mais il
ne cède pas, il reste avec Saraï coûte que coûte et démontre ainsi que son nom
à lui n’a pas tellement d’importance. C’est cela « וַיֵּשְׁבוּ
שָׁם » : Avram
vient de démontrer, qu’en restant avec Saraï malgré son infertilité, il ne sera
jamais un nouveau constructeur de Tour.
Alors
Hachem le choisit : « Avram, tu as démontré que tu savais t’effacer,
que tu ne donnais pas d’importance à ton nom, alors ‘Lekh Lekha’, on va
continuer ensemble, je ferai de toi une grande nation, « וַאֲגַדְּלָה שְׁמֶךָ », et je grandirai ton nom justement parce que tu n’as
jamais souhaité t’en faire un… ». Il le rassure en même temps : tu
auras une descendance, tu seras une grande nation.
Conclusion
Alors
qu’Hachem s’adressait à l’Humanité entière avant l’épisode de la Tour de Babel,
maintenant qu’elle est dispersée, il Lui faut une personne, une famille qui
sera Son transmetteur dans le Monde. Hachem choisit le seul homme dont Il est
sûr qu’il ne sombrera pas dans les mêmes travers que les constructeurs de la
tour de Babel, celui qui sait mettre de côté son propre nom. Avraham marque
ainsi le début d’un troisième monde, un monde dispersé avec une famille qui
sera le représentant de D.ieu sur Terre.
Finalement,
ce prologue d’Avraham ne permet pas seulement de comprendre pourquoi Avraham a
été choisi par Hachem. Mais il est aussi, je pense, un vrai prologue à la vie
d’Avraham. Les défis qu’il va avoir tout au long de sa vie seront des
expressions des défis du type « Arbre de la Connaissance ». Il l’a
surmonté de manière magistrale en mettant son propre nom en retrait, en
canalisant sa créativité et c’est pour cela que naturellement il a mérité le
fameux « Lekh Lekha ». Je crois qu’on retrouvera ces défis
sous différentes formes tout au long de sa vie : Yishmaël, Loth, la guerre
des rois etc.
Commençons
déjà par le début. Je vous invite à lire les neufs premiers versets du chapitre
12 de Béréchit. Relevez tout ce qui vous rappelle l’histoire de la Tour
de Babel et les autres histoires dont nous avons parlé dans cette introduction.
Cherchez les mots, idées, thèmes qui vous rappellent les mondes de la création
et de la re-création.
Traduit
librement par Naty à partir d’une série de conférences données par Rav Fohrman
en 2007. Le titre original de la série est : « Abraham’s Journey I ».
[1] Voici les mots employés par Hachem : « וְעַתָּה לֹא-יִבָּצֵר מֵהֶם, כֹּל אֲשֶׁר יָזְמוּ לַעֲשׂוֹת » - « dès lors
tout ce qu'ils ont projeté leur réussirait également ».
[2] Ce qui suit est un résumé des points
importants développés dans le dernier chapitre de la série « Brève
Histoire du Monde », intitulé « Pourquoi Avraham a-t-il été
choisi ? »
[3] Pourquoi le faire puisque Haran avait déjà un
fils, à savoir Loth ? Je ne sais pas trop, mais je dirais que Loth n’était
pas ce qu’on peut appeler une descendance digne de ce nom. D’ailleurs on le
verra : il choisira d’habiter à Sedom etc.
[4]
Selon le midrash qui dit que Canaan n’a pas fait que voir la nudité de
son grand-père mais l’a en fait castré.
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