Continuons à explorer des situations dans le Tanakh où des personnes ont eu un
sentiment d’injustice envers D.ieu et voyons comment elles l’ont exprimé. Dans
cet article, nous allons étudier deux histoires : celle des filles de
Tsélof’had et celle de Hanna, la mère de Chmouel.
L’argumentation
des filles de Tsélof’had
L’histoire
Le contexte de cette histoire (Bamidbar 27:1-11) est le suivant. Les Bné Israël sont dans le désert et vont bientôt entrer en Israël.
Hachem leur a donné l’ordre de partager la terre d’Israël. Chaque tribu obtient
une part et, dans chacune de ces parts, chaque père de famille obtient une
parcelle pour lui et sa famille.
א וַתִּקְרַבְנָה בְּנוֹת
צְלָפְחָד בֶּן חֵפֶר בֶּן-גִּלְעָד בֶּן-מָכִיר בֶּן-מְנַשֶּׁה לְמִשְׁפְּחֹת
מְנַשֶּׁה בֶן-יוֹסֵף; וְאֵלֶּה שְׁמוֹת בְּנֹתָיו: מַחְלָה נֹעָה וְחָגְלָה
וּמִלְכָּה וְתִרְצָה.
|
1 Alors s'approchèrent les
filles de Tsélof’had, fils de ’Héfer, fils de Guil’ad, fils de
Makhir, fils de Ménaché, de la descendance de Ménaché, fils de Yossef,
lesquelles filles avaient nom Ma’hla, No’a, ’Hogla, Milka et Tirtsa;
|
2 elles se présentèrent
devant Moché, devant El’azar le prêtre, devant les princes et toute la
communauté, à l'entrée de la tente d'assignation, disant:
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3 "Notre père est
mort dans le désert. Toutefois, il ne faisait point partie de cette faction
liguée contre le Seigneur, de la faction de Kora’h: c'est pour son péché qu'il
est mort, et il n'avait point de fils.
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|
4 Faut-il que le nom de
notre père disparaisse du milieu de sa famille, parce qu'il n'a pas laissé de
fils? Donne-nous une propriété parmi les frères de notre père!"
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5 Moché déféra leur cas à
l'Éternel.
|
Le cas est le suivant : leur père est mort dans le
désert. Or, maintenant que l’on partage la terre, il n’est plus là pour
récupérer sa part. Et comme il n’a pas de fils, personne ne peut récupérer
cette part. Elle risque donc d’être perdue ! Moché ne connaissant pas la
loi dans un tel cas, se tourne vers Hachem.
ו וַיֹּאמֶר ה׳,
אֶל-מֹשֶׁה לֵּאמֹר.
|
6 Et l'Éternel parla ainsi
à Moïse:
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7 "Les filles de Tsélof’had ont raison. Tu dois leur accorder un droit d'hérédité parmi les
frères de leur père, et leur transmettre l'héritage de leur père.
|
|
8 Et tu parleras en ces
termes aux enfants d'Israël: Si un homme meurt sans laisser de fils, vous
ferez passer son héritage à sa fille.
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ט וְאִם-אֵין לוֹ
בַּת--וּנְתַתֶּם אֶת-נַחֲלָתוֹ לְאֶחָיו.
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9 S'il n'a pas de fille,
vous donnerez son héritage à ses frères.
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10 S'il n'a pas de frères,
vous donnerez son héritage aux frères de son père.
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יא וְאִם-אֵין אַחִים,
לְאָבִיו--וּנְתַתֶּם אֶת-נַחֲלָתוֹ לִשְׁאֵרוֹ הַקָּרֹב אֵלָיו
מִמִּשְׁפַּחְתּוֹ, וְיָרַשׁ אֹתָהּ; וְהָיְתָה לִבְנֵי יִשְׂרָאֵל, לְחֻקַּת
מִשְׁפָּט, כַּאֲשֶׁר צִוָּה ה׳, אֶת-מֹשֶׁה.
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11 Et si son père n'a pas
laissé de frères, vous donnerez son héritage au plus proche parent qu'il aura
dans sa famille, lequel en deviendra possesseur. Ce sera pour les enfants
d'Israël une règle de droit, ainsi que l'Éternel l'a prescrit à Moché."
|
Ainsi,
sur l’ordre de D.ieu, Moché répond favorablement à la demande des filles de Tsélof’had. La part de leur père ne va pas être perdue.
Cela donne d’ailleurs l’occasion à Hachem de promulguer une loi générale
couvrant tout cas équivalent à celui des filles de Tsélof’had.
L’argument des filles de Tsélof’had
J’aimerais vous poser la question suivante : selon
vous, les filles de Tsélof’had ont-elles basé leur argumentation sur des
éléments légaux ou bien ont-elles demandé à Moché d’avoir de la compassion pour
elles ?
C’est-à-dire : leur demande est-elle du type :
« Selon la loi, nous devrions avoir une terre, comment se fait-il que la
loi ne couvre pas clairement ce cas ? » ou plutôt du type :
« Selon la loi, nous n’avons pas de terre, comment cela est-il possible
que vous nous laissiez sans territoire en Israël ? La loi serait-elle mal
faite ? Où allons-nous vivre, alors ?! ».
Comme nous allons le voir, les Sages sont clairs sur ce
point : les filles de Tsélof’had avaient un argument légal (et ne
demandaient pas la compassion). Avant de voir ce que les sages disent,
cherchons les preuves textuelles à cette thèse :
1)
Le verset
dit (v5) : « וַיַּקְרֵב מֹשֶׁה אֶת-מִשְׁפָּטָן לִפְנֵי ה׳ » - « Moché déféra leur cas à D.ieu ». Le terme employé est « מִשְׁפָּט » qui est le terme
pour la parler de justice par excellence.
2)
Hachem répond (v7) :
« כֵּן
בְּנוֹת צְלָפְחָד דֹּבְרֹת » - « Les filles de Tsélof’had ont raison ». Le
terme « כֵּן »
a également une connotation de justice. Hachem ne répond pas : « Je
leur fais une faveur » mais « elles ont raison, ce qu’elles demandent
est juste. »
Les
Sages, dans le Talmud, disent que les filles de Tsélof’had ont, en quelques
sortes, défier Hachem. Elles ont eu la ’houtspa
de remonter jusqu’à Lui un cas qu’elles trouvaient injuste. Mais quel était cet argument légal qui a
fini par « convaincre » Hachem ?
Pour
trouver cela, nous allons jouer à mon jeu favori : Où dans la Torah
voyons-nous un cas similaire à celui des filles de Tsélof’had, à savoir :
un problème avec le nom d’une personne vulnérable qui risque de ne pas être
transféré à la génération suivante ? En effet, leur souci porte sur le nom de leur père (v4) :
« לָמָּה
יִגָּרַע שֵׁם-אָבִינוּ מִתּוֹךְ מִשְׁפַּחְתּוֹ כִּי אֵין לוֹ בֵּן » - « Faut-il que le nom de notre père disparaisse du
milieu de sa famille, parce qu'il n'a pas laissé de fils? ».
A quoi cela fait-il penser ?
Cela rappelle les lois du Yiboum.
La loi
de Yiboum est la suivante : lorsque
un homme et une femme sont mariés, et que l’homme meurt sans laisser d’enfant
(ni garçon, ni fille), le frère du défunt a l’obligation, pour perpétuer le nom de son frère, de se marier
avec la veuve. Il n’y a pas de mariage formel car le frère prend juste la place
du défunt : il ne fait que continuer un mariage qui n’a en réalité pas
cessé. L’enfant qui naîtra de ce nouveau mariage sera l’héritier du défunt, et
non du frère vivant. Avant de réaliser le Yiboum,
la veuve est appelée Chomérète Yavam,
elle n’est alors autorisée à se marier avec aucun autre homme que le frère de
son mari défunt. Si les deux protagonistes – la veuve et le frère du défunt –
ne veulent pas faire ce Yiboum, il y
a une cérémonie appelée ’halitsa qui
permet d’en sortir.
C’est en
se basant sur les deux preuves textuelles que nous avons rapportées ainsi que
sur la similitude avec les lois du Yiboum
que les Sages ont dit (Baba Batra
119a) :
היה משה רבינו יושב ודורש בפרשת יבמין שנאמר כי
ישבו אחים יחדו אמרו לו אם כבן אנו חשובין תנה לנו נחלה כבן אם לאו תתיבם אמנו מיד
ויקרב משה את משפטן לפני ה'
Moché enseignait les lois du Yiboum. [En entendant ces lois,] elles
lui dirent : « si nous [c’est-à-dire des filles] sommes considérés
comme un fils, alors donne-nous un héritage comme celui d’un fils ; sinon,
que notre mère fasse Yiboum ».
Immédiatement, « Moché déféra leur cas à D.ieu ».
Le
voilà, l’argument légal des filles de Tsélof’had : Il y a une
contradiction entre les lois du Yiboum
et celles du partage de la terre d’Israël. En effet, que se passe-t-il si un
homme meurt en laissant à sa femme cinq filles mais aucun garçon ?
Y-a-t-il Yiboum dans ce cas là ?
La réponse est non. Cela signifie donc qu’une fille, ça compte pour perpétuer
un nom. Le fait que cette femme ait eu cinq filles avec son défunt mari
constitue un nom pour son mari et il
n’y a pas besoin de Yiboum. Mais,
d’un autre côté, dans les lois du partage de la terre d’Israël, dans cette même
situation, cette femme et ses filles n’obtiennent aucune part. Cela signifie
donc qu’une fille, ça ne compte pas, pour perpétuer un nom. Il y a une
contradiction frontale entre ces deux lois divines !
Moché ne
sait pas comment se sortir de cette contradiction et se trouve obligé de se
tourner vers Hachem Lui-même. Celui-ci répond favorablement à la demande des
filles de Tsélof’had et octroie une terre à la descendance du défunt, bien que
n’ayant pas eu de garçon.
Rappels au blasphème
Cette histoire des filles de Tsélof’had comporte beaucoup
de parallèles à l’histoire du mékalel
que nous avons étudiée précédemment. Ces parallèles sont nombreux et dépassent,
selon moi, la simple coïncidence.
Qu’est-ce qui, dans l’histoire des filles de Tsélof’had,
vous fait penser à l’histoire du mékalel ?
1) A la
recherche d’une terre : A la fois les filles de Tsélof’had et le mékalel
sont à la recherche d’une terre où s’établir. Il ya quand même une subtilité
entre les deux : les filles de Tsélof’had ne se battent pas pour
elles-mêmes mais pour le nom de leur père, pour leur famille (cf. v4) ;
alors que le mékalel demande un
endroit où lui-même pourra s’installer.
2) Dans les
deux cas, il y a une personne qui sort du cadre de la loi. Son cas n’a pas été
prévu par la loi et il ne sait pas où se situer. Il y a un doute, et tant qu’il
n’est pas élucidé, la situation est bloquée. Que se passe-t-il dans le camp du
désert lorsque son père est Egyptien ? Que se passe-t-il dans le partage
de la terre d’Israël lorsque le père est mort sans laisser de fils ?
3) Dans les
deux cas, le doute est tel que Moché ne sait pas comment s’en sortir si ce
n’est en se tournant directement vers Hachem. Il s’agit d’incertitudes légales
de premier niveau…
4) Dans les
deux cas, c’est Hachem lui-même qui donne la solution au problème posé à Moché.
Il répond favorablement aux filles de Tsélof’had, mais non au mékalel.
5) Dans les deux cas, Hachem ne se contente pas de donner la
loi pour le cas qui s’est présenté. Il s’étend et énonce des lois générales. La
nuance est que dans le cas des filles de Tsélof’had, les lois générales traitent
du même sujet tandis qu’on a l’impression que les lois générales qui suivent le
cas du mékalel sont hors sujet.
6) Dans les
deux cas, il y a une sorte de ’houtspa
– effronterie de la part des plaignants vu qu’ils remettent en cause la loi de
D.ieu.
Si les
cas sont tellement similaires, une question devient évidente : Pourquoi
D.ieu a-t-il répondu favorablement à la demande des filles de Tsélof’had et pas à celle du mékalel ? Ou, en d’autres termes : Qu’est-ce que le mékalel
aurait dû faire différemment pour que son histoire connaisse une meilleure
issue ? On sent bien que le mékalel
a été trop loin, en blasphémant ; c’est cela qui lui a causé sa perte.
Mais finalement, les filles de Tsélof’had aussi ont usé de ’houtspa. Alors, quelle est
la limite entre ’houtspa et
blasphème ?
Nous allons maintenant étudier un autre texte où la limite
entre ’houtspa et blasphème est encore plus fine. Il s’agit de
l’histoire de Hanna, la mère de Chmouel.
L’histoire
de Hanna
Avant de poursuivre la lecture de cet article, je vous
invite à lire attentivement l’histoire de Hanna dans le 1er chapitre
de Chmouel I, versets 1 à 20.
Au pied du mur
Découvrons l’histoire de Hanna.
א וַיְהִי אִישׁ אֶחָד מִן-הָרָמָתַיִם, צוֹפִים--מֵהַר
אֶפְרָיִם; וּשְׁמוֹ אֶלְקָנָה בֶּן-יְרֹחָם בֶּן-אֱלִיהוּא, בֶּן-תֹּחוּ
בֶן-צוּף--אֶפְרָתִי.
|
1 A Ramataïm-Çophim, sur la
montagne d'Ephraïm, était un homme ayant nom Elkana, fils de Yeroham, fils
d'Elihou, fils de Tohou, fils de Çouf, un Ephratéen.
|
ב וְלוֹ, שְׁתֵּי נָשִׁים--שֵׁם אַחַת חַנָּה, וְשֵׁם
הַשֵּׁנִית פְּנִנָּה; וַיְהִי לִפְנִנָּה יְלָדִים, וּלְחַנָּה אֵין
יְלָדִים.
|
2 Il avait deux femmes, l'une
nommée Hanna, la seconde Peninna; Peninna avait des enfants, Hanna n'en avait
point.
|
Le contexte est posé :
Elkana avait deux femmes aux noms de Hanna et Peninna. La première n’avait pas
d’enfant, tandis que la seconde en avait.
Arrêtons-nous
quelques instants sur les noms de ces femmes. « Hanna » vient du mot
’hen qui signifie la grâce. « Peninna » désigne une perle. Une perle provient
du sable duquel on tire le meilleur à force d’un travail régulier et minutieux.
Peut-être est-ce ici aussi la signification du rôle de Peninna qui va pousser
Hanna par ses brimades répétées à se développer d’autant plus jusqu’à obtenir
ce qu’elle souhaitait du plus profond de son être[1].
Continuons le récit :
ג וְעָלָה הָאִישׁ הַהוּא
מֵעִירוֹ מִיָּמִים יָמִימָה, לְהִשְׁתַּחֲוֹת וְלִזְבֹּחַ לַה׳ צְבָקוֹת בְּשִׁלֹה; וְשָׁם שְׁנֵי בְנֵי-עֵלִי, חָפְנִי וּפִנְחָס,
כֹּהֲנִים, לַה׳.
|
3 Or, cet homme partait de
sa ville, chaque année, pour se prosterner et sacrifier à l'Eternel-Cebakot à
Chilo, où les deux fils d'Eli, Hophni et Pinhas, fonctionnaient comme prêtres
du Seigneur.
|
Elkana se rendait chaque année à Chilo, où se trouvait le
michkan afin d’y apporter des
sacrifices. C’est alors que :
ד וַיְהִי הַיּוֹם,
וַיִּזְבַּח אֶלְקָנָה; וְנָתַן לִפְנִנָּה אִשְׁתּוֹ, וּלְכָל-בָּנֶיהָ
וּבְנוֹתֶיהָ--מָנוֹת.
|
4 L'époque venue, Elkana
faisait son sacrifice, il donna des portions à Peninna, sa femme, et à tous
les fils et filles qu'il avait d'elle;
|
ה וּלְחַנָּה, יִתֵּן
מָנָה אַחַת אַפָּיִם: כִּי אֶת-חַנָּה אָהֵב, וַה׳ סָגַר רַחְמָהּ.
|
5 tandis qu'à Hanna il
donna une double portion[2],
parce qu'il aimait Hanna et que le Seigneur l'avait rendue stérile.
|
ו וְכִעֲסַתָּה צָרָתָהּ
גַּם-כַּעַס, בַּעֲבוּר הַרְּעִמָהּ: כִּי-סָגַר ה׳, בְּעַד רַחְמָהּ.
|
6 Mais sa rivale
l'exaspéra pour provoquer ses murmures, sur ce que D.ieu avait refusé à son
sein la fécondité.
|
L’expression « וַיְהִי הַיּוֹם » est très rare dans le Tanakh. Elle apparaît aussi dans l’histoire d’Elisha (dans Mélakhim) et dans Iyov. Le point commun de toutes ces occurrences est le
suivant : à chaque fois, il y a un cycle qui se répète puis, tout d’un
coup, une action va briser ce cycle et créer une situation nouvelle.
Dans notre cas, il y a un cycle : chaque année, il
se passe la même chose. Mais cette fois-ci ; un événement va faire bouger
les lignes. Chaque année, Elkana apporte des sacrifices à Chilo. Mais cette
fois-ci, il offre une double portion à Hanna parce qu’il l’aime. Ceci génère
une colère vigoureuse de sa rivale. Et cette colère va perdurer, d’année en
année :
ז וְכֵן יַעֲשֶׂה שָׁנָה
בְשָׁנָה, מִדֵּי עֲלֹתָהּ בְּבֵית ה׳--כֵּן, תַּכְעִסֶנָּה; וַתִּבְכֶּה, וְלֹא תֹאכַל.
|
7 Cela se passait de la
sorte chaque année, lorsque Hanna se rendait à la maison du Seigneur; chaque
fois sa rivale l'exaspérait, et Hanna pleurait et ne mangeait point.
|
Peninna continue à faire souffrir Hanna. Et son mari
tente de la réconforter :
ח וַיֹּאמֶר לָהּ
אֶלְקָנָה אִישָׁהּ, חַנָּה לָמֶה תִבְכִּי וְלָמֶה לֹא תֹאכְלִי, וְלָמֶה,
יֵרַע לְבָבֵךְ: הֲלוֹא אָנֹכִי טוֹב לָךְ, מֵעֲשָׂרָה בָּנִים.
|
8 Elkana,
son mari, lui disait: "Hanna, pourquoi pleures-tu? Pourquoi ne manges-tu
point, et pourquoi ton cœur est-il affligé? Est-ce que je ne vaux pas, pour
toi, plus que dix enfants?".
|
La réaction d’Elkana est une réaction typique de
mari ! Il ne comprend visiblement pas que l’amour débordant d’un mari ne
peut combler celui des enfants ; car ils sont différents. Ne trouvant pas
de réconfort auprès de son mari, Hanna se tourne vers D.ieu en allant prier au michkan où Eli le Cohen se trouve :
ט וַתָּקָם חַנָּה,
אַחֲרֵי אָכְלָה בְשִׁלֹה וְאַחֲרֵי שָׁתֹה; וְעֵלִי הַכֹּהֵן, יֹשֵׁב
עַל-הַכִּסֵּא, עַל-מְזוּזַת, הֵיכַל ה׳.
|
9 Un
jour, après qu'on eut mangé et bu à Silo, Hanna se leva… Eli le pontife se
trouvait alors sur son siège, au seuil du sanctuaire de l'Eternel.
|
י וְהִיא, מָרַת נָפֶשׁ;
וַתִּתְפַּלֵּל עַל- ה׳, וּבָכֹה תִבְכֶּה.
|
10 L'âme
remplie d'amertume, elle pria devant l'Eternel et pleura longtemps.
|
יא וַתִּדֹּר נֶדֶר וַתֹּאמַר,
ה׳ צְבָקוֹת אִם-רָאֹה תִרְאֶה
בָּעֳנִי אֲמָתֶךָ וּזְכַרְתַּנִי וְלֹא-תִשְׁכַּח אֶת-אֲמָתֶךָ, וְנָתַתָּה
לַאֲמָתְךָ, זֶרַע אֲנָשִׁים--וּנְתַתִּיו לַה׳ כָּל-יְמֵי חַיָּיו, וּמוֹרָה לֹא-יַעֲלֶה
עַל-רֹאשׁוֹ.
|
11 Puis
elle prononça ce vœu: "Eternel-Cebakot! Si tu daignes considérer
l'affliction de ta servante, te souvenir d'elle et ne point l'oublier; si tu
donnes à ta servante un enfant mâle, je le vouerai au Seigneur pour toute sa
vie, et le rasoir ne touchera point sa tête."
|
יב וְהָיָה כִּי הִרְבְּתָה,
לְהִתְפַּלֵּל לִפְנֵי ה׳; וְעֵלִי, שֹׁמֵר אֶת-פִּיהָ.
|
12
Or, comme elle priait longuement devant l'Eternel, Eli observa sa bouche:
|
יג וְחַנָּה, הִיא
מְדַבֶּרֶת עַל-לִבָּהּ--רַק שְׂפָתֶיהָ נָּעוֹת, וְקוֹלָהּ לֹא יִשָּׁמֵעַ;
וַיַּחְשְׁבֶהָ עֵלִי, לְשִׁכֹּרָה.
|
13
Hanna parlait en elle-même; on voyait seulement remuer ses lèvres, mais on
n'entendait pas sa voix. Eli la crut ivre,
|
14
et il lui dit: "Combien de temps veux-tu étaler ton ivresse? Va cuver
ton vin!"
|
Eli la prend pour une femme ivre. Décidément, Hanna est
mal entourée ; personne ne parvient à l’aider ! Comment
réagissent-ils à sa souffrance ? Peninna lui fait du mal, Elkana ne la
comprend pas, et Eli la prend pour une ivre…
Elle est seule dans son coin, personne ne peut l’aider…
Elle est dans une situation similaire à celle du mékalel.
Comment réagit-elle ?
La réaction de Hanna
Il y a une manière de s’exprimer qui revient dans les
versets que nous venons de lire. Vous la voyez ? Observez bien les verbes
et vous verrez qu’ils sont souvent doublés ou accompagnés d’un superlatif.
Par exemple :
-
« וְכִעֲסַתָּה ... כַּעַס » - « elle l’a mise en
colère…de colère »
-
« מָנָה אַחַת אַפָּיִם » - « une part
double »
-
« שָׁנָה בְשָׁנָה » - « année après
année »
-
« וּבָכֹה תִבְכֶּה » - « Pleurer, oui, elle
pleure »
-
« וַתִּדֹּר נֶדֶר » - « elle fit un vœu, un
vœu »
-
« רָאֹה תִרְאֶה » - « voir tu vois »
-
« וּזְכַרְתַּנִי וְלֹא-תִשְׁכַּח » - « te
souvenir de moi et ne pas m'oublier »
-
« הִרְבְּתָה לְהִתְפַּלֵּל » - « elle
priait longuement »
Que déduire de ce langage des versets ? Il
semblerait que cela montre à quelle point Hanna
vit sa vie avec intensité. Cette intensité se ressent aussi dans sa colère (cf. v6 et v16).
Est-ce pour cela qu’elle a l’air de franchir une
limite ? En effet, l’expression utilisée pour décrire sa prière n’est pas
commune (v11) : « וַתִּתְפַּלֵּל
עַל- ה׳ » se traduit
littéralement par « elle pria sur
D.ieu » alors que l’expression usuelle aurait été « וַתִּתְפַּלֵּל אֵל- ה » - « elle pria envers D.ieu ».
Qu’est-ce que cela signifie que de « prier sur
D.ieu » ? Est-on encore dans le domaine de la prière ou bien est-on
passé dans celui de la plaine ? N’est-ce pas une forme de manque de
respect, de ’houtspa ?
C’est en tout cas ce que semble en déduire la guemara dans Bérakhot 31b :
ואמר
רבי אלעזר חנה הטיחה דברים כלפי מעלה שנאמר ותתפלל על ה' מלמד שהטיחה דברים כלפי
מעלה
Rabbi Eli’ézer dit : Hanna a eu
des mots durs envers Hachem ainsi qu’il est écrit : « Elle pria sur
D.ieu », cela nous apprend qu’elle a eu des mots durs.
Il faudra que l’on revienne sur cet élément. En effet,
Hanna « a eu des mots durs envers D.ieu » mais n’a visiblement pas
dépasser la frontière qui l’aurait amené au blasphème. En effet, la guemara érige la prière de Hanna comme
un modèle. On devra tenter de comprende où est cette limite entre « mots
durs » et « blasphème ».
La guemara (ibid)
développe cette complainte de Hanna envers le Tout-Puissant :
וחנה
היא מדברת על לבה אמר רבי אלעזר משום רבי יוסי בן זמרא על עסקי לבה אמרה לפניו
רבונו של עולם כל מה שבראת באשה לא בראת דבר אחד לבטלה עינים לראות ואזנים לשמוע
חוטם להריח פה לדבר ידים לעשות בהם מלאכה רגלים להלך בהן דדים להניק בהן דדים הללו
שנתת על לבי למה לא להניק בהן תן לי בן ואניק בהן:
« elle
parlait sur cœur » Rabbi Eli’ézer dit au nom de Rabbi Yossi ben
Zimra : [il faut comprendre « sur son cœur » par] « au
sujet de son cœur » ; elle dit : « Maitre du Monde,
parmi tout ce que Tu as créé dans le corps de la femme, rien n’a été créé en
vain ; les yeux servent à voir, les oreilles à écouter, le nez pour sentir,
la bouche pour parler, les mains pour faire des travaux, les pieds pour
marcher, les seins pour nourrir les bébés. Ces sains que tu m’as donnés,
n’ont-ils pas pour objet de nourrir un bébé ? Donne-moi un enfant que je
puisse l’en nourrir.
Il est notable que l’argument de Hanna tel que décrit par
la guemara ressemble à celui énoncé
par les filles de Tsélof’had.
La réponse de Hanna
Voyons maintenant la réponse de Hanna à Eli lorsque
celui-ci la soupçonne d’être ivre :
טו וַתַּעַן חַנָּה
וַתֹּאמֶר, לֹא אֲדֹנִי, אִשָּׁה קְשַׁת-רוּחַ אָנֹכִי, וְיַיִן וְשֵׁכָר לֹא
שָׁתִיתִי; וָאֶשְׁפֹּךְ אֶת-נַפְשִׁי, לִפְנֵי ה׳.
|
15
Hanna répondit: "Non, Seigneur, je ne suis qu'une femme au cœur navré;
je n'ai bu ni vin ni liqueur forte, j'ai seulement épanché mon âme devant
l'Eternel.
|
16
Ne prends pas ta servante pour une femme idolâtre, car c'est l'excès de mes
griefs et de ma douleur qui m'a fait parler si longtemps."
|
Après avoir rassuré Eli sur le fait qu’elle n’est pas
saoule, elle tient un discours étrange (v16). En effet, voici plusieurs
questions qui m’interpellent. Je vous invite à y réfléchir afin que nous
échangions nos idées la prochaine fois :
1)
L’argument de Hanna pour ne
pas être prise pour une femme mauvaise est étonnant. Elle explique qu’elle a
été en quelques sortes emportée dans sa colère. N’est-ce pas justement
une raison de la considérer comme une mauvaise personne ?!
2)
Le mot « בְּלִיָּעַל » fait en général référence à
l’idolâtrie. Mais quel est le rapport entre un état saoul et l’idolâtrie ?
Les sages apprennent de là que lorsqu’une personne prie en étant ivre, c’est
comme si elle s’adonnait à l’idolâtrie. Pourquoi ?
ü Un petit indice, qui pourra vous aider dans votre
réflexion : le mot « בְּלִיָּעַל » peut se décomposer en « בלִי על »,
c’est-à-dire : « sans joug ».
3)
La guemara (Bérakhot 31b)
relève que Hanna, par cette prière, a fait une sorte de révolution. Car c’est
elle qui, la première, appelle D.ieu par le nom de « צְבָקוֹת ».
Plus tard, d’autres prophètes emprunteront ce nom pour parler de D.ieu. Quelle
est la signification de ce nom ?En quoi cela nous permet-il de mieux
cerner le personnage de Hanna ?
A la
prochaine !
Traduit librement par Naty
à partir d’une série de conférences données par Rav Fohrman. Le titre original
de la série est : « Is it Kosher to argue ? ».
[1] Il y a d’ailleurs un débat au sujet
des intentions de Peninna. Etait-elle mauvaise foncièrement ou bien avait-elle
se comportement dans un but noble qui est de pousser Hanna à se dépasser ?
[2] N.d.T – Il s’agit d’une
interprétation du verset. (cf. par exemple le Radak). Cependant, une autre
lecture est possible (cf. Radak au nom de son père, cité aussi par le Malbim).
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