Comment
voir l’histoire la femme de Potiphar comme faisant partie de l’ensemble de
l’histoire de Yossef. Je m’explique : évidemment que cette histoire est
intéressante, elle montre la force de Yossef qui a réussi à résister à une
tentation et ainsi Yossef monte dans notre estime.
Mais
est-ce que cela s’arrête là ?
L’histoire
de Yossef et de la femme de Potiphar serait-elle seulement une jolie digression
dans l’histoire globale de Yossef ou bien fait-elle partie d’une histoire qui
se développe, d’un point de vue global, depuis le chapitre 37 ?
Nous
avons déjà vu que l’histoire de Yéhouda et Tamar (Chap. 38) était une sorte de
répétition de la vente de Yossef (Chap. 37). J’aimerais montrer que c’est
pareil pour l’histoire de la femme de Potiphar (Chap.39).
Lire l’histoire
On
va maintenant lire l’histoire dans les mots (Béréchit 39). Lisez attentivement et notez tout ce qui vous
rappelle la Vente de Yossef (Béréchit
37).
Première lecture
א וְיוֹסֵף, הוּרַד
מִצְרָיְמָה; וַיִּקְנֵהוּ פּוֹטִיפַר סְרִיס פַּרְעֹה שַׂר הַטַּבָּחִים, אִישׁ
מִצְרִי, מִיַּד הַיִּשְׁמְעֵאלִים, אֲשֶׁר הוֹרִדֻהוּ שָׁמָּה.
|
1
Joseph fut donc emmené en Égypte. Putiphar, officier de Pharaon, chef des
gardes, égyptien, l'acheta aux ismaélites qui l'avaient conduit dans ce pays.
|
L’histoire
commence par Yossef qui descend. C’est un rappel évident à l’histoire de
Yéhouda et Tamar (l’histoire commençant également par Yéhouda qui descendit).
ב וַיְהִי ה׳
אֶת-יוֹסֵף, וַיְהִי אִישׁ מַצְלִיחַ; וַיְהִי, בְּבֵית אֲדֹנָיו
הַמִּצְרִי.
|
2 Le Seigneur fut avec
Joseph, qui devint un homme heureux et fut admis dans la maison de son maître
l'égyptien.
|
3 Son maître vit que
Dieu était avec lui; qu'il faisait prospérer toutes les oeuvres de ses mains,
|
|
4 et Joseph trouva
faveur à ses yeux et il devint son serviteur; Putiphar le mit à la tête de sa
maison et lui confia tout son avoir.
|
|
5 Du moment où il l'eut
mis à la tête de sa maison et de toutes ses affaires, le Seigneur bénit la
maison de l'Égyptien à cause de Joseph; et la bénédiction divine s'étendit
sur tous ses biens, à la ville et aux champs.
|
|
6 Alors il abandonna
tous ses intérêts aux mains de Joseph et il ne s'occupa plus avec lui de
rien, sinon du pain qu'il mangeait. Or, Joseph était beau de taille et beau
de visage.
|
Yossef
avait une réussite incroyable. Et Potiphar, comme tout bon homme d’affaire,
plaça Yossef à la tête de sa maison et de son patrimoine : il ne se
préoccupait même plus de ce que faisait Yossef, sa confiance était aveugle.
ז וַיְהִי, אַחַר
הַדְּבָרִים הָאֵלֶּה, וַתִּשָּׂא אֵשֶׁת-אֲדֹנָיו אֶת-עֵינֶיהָ, אֶל-יוֹסֵף;
וַתֹּאמֶר, שִׁכְבָה עִמִּי.
|
7
Il arriva, après ces faits, que la femme de son maître jeta les yeux sur
Joseph. Elle lui dit: "Viens reposer près de moi."
|
8
Il s'y refusa, en disant à la femme de son maître: "Vois, mon maître ne
me demande compte de rien dans sa maison et toutes ses affaires il les a
remises en mes mains;
|
|
9
il n'est pas plus grand que moi dans cette maison et il ne m'a rien défendu,
sinon toi, parce que tu es son épouse; et comment puis-je commettre un si
grand méfait et offenser le Seigneur?"
|
|
י וַיְהִי, כְּדַבְּרָהּ
אֶל-יוֹסֵף יוֹם יוֹם; וְלֹא-שָׁמַע אֵלֶיהָ לִשְׁכַּב אֶצְלָהּ, לִהְיוֹת
עִמָּהּ.
|
10
Quoiqu'elle en parlât chaque jour à Joseph, il ne cédait point à ses vœux en
venant à ses côtés pour avoir commerce avec elle.
|
Et
voilà que la femme Potiphar tente de le séduire et Yossef résiste. Jusqu’au
jour où il n’y avait personne à la maison…
יא וַיְהִי כְּהַיּוֹם
הַזֶּה, וַיָּבֹא הַבַּיְתָה לַעֲשׂוֹת מְלַאכְתּוֹ; וְאֵין אִישׁ מֵאַנְשֵׁי
הַבַּיִת, שָׁם--בַּבָּיִת.
|
11
Mais il arriva, à une de ces occasions, comme il était venu dans la maison
pour faire sa besogne et qu'aucun des gens de la maison ne s'y trouvait,
|
12
qu'elle le saisit par son vêtement, en disant: "Viens dans mes
bras!" Il abandonna son vêtement dans sa main, s'enfuit et s'élança
dehors.
|
|
יג וַיְהִי,
כִּרְאוֹתָהּ, כִּי-עָזַב בִּגְדוֹ, בְּיָדָהּ; וַיָּנָס, הַחוּצָה.
|
13
Lorsqu'elle vit qu'il avait laissé son vêtement dans sa main et qu'il s'était
échappé,
|
Et
là, Yossef fait acte de bravoure et se fait enlever son vêtement par la femme
de Potiphar.
יד וַתִּקְרָא לְאַנְשֵׁי
בֵיתָהּ, וַתֹּאמֶר לָהֶם לֵאמֹר, רְאוּ הֵבִיא לָנוּ אִישׁ עִבְרִי, לְצַחֶק
בָּנוּ: בָּא אֵלַי לִשְׁכַּב עִמִּי, וָאֶקְרָא בְּקוֹל גָּדוֹל.
|
14
elle appela les gens de sa maison et leur dit: "Voyez! On nous a amené
un Hébreu pour nous insulter! Il m'a abordée pour coucher avec moi et j'ai
appelé à grands cris.
|
טו וַיְהִי כְשָׁמְעוֹ,
כִּי-הֲרִימֹתִי קוֹלִי וָאֶקְרָא; וַיַּעֲזֹב בִּגְדוֹ אֶצְלִי, וַיָּנָס
וַיֵּצֵא הַחוּצָה.
|
15
Lui, entendant que j'élevais la voix pour appeler à mon aide, a laissé son
habit près de moi et il s'est échappé et il est sorti."
|
טז וַתַּנַּח בִּגְדוֹ,
אֶצְלָהּ, עַד-בּוֹא אֲדֹנָיו, אֶל-בֵּיתוֹ.
|
16
Elle garda le vêtement de Joseph par devers elle, jusqu'à ce que son maître
fût rentré à la maison.
|
יז וַתְּדַבֵּר אֵלָיו,
כַּדְּבָרִים הָאֵלֶּה לֵאמֹר: בָּא-אֵלַי הָעֶבֶד הָעִבְרִי,
אֲשֶׁר-הֵבֵאתָ לָּנוּ--לְצַחֶק בִּי.
|
17
Elle lui fit le même récit, disant: "L'esclave hébreu que tu nous a
amené est venu près de moi pour m'insulter;
|
יח וַיְהִי, כַּהֲרִימִי
קוֹלִי וָאֶקְרָא; וַיַּעֲזֹב בִּגְדוֹ אֶצְלִי, וַיָּנָס הַחוּצָה.
|
18
puis, comme j'ai élevé la voix et que j'ai appelé, il a laissé son vêtement
près de moi et a pris la fuite."
|
La
femme de Potiphar attend que son mari rentre et falsifie la réalité afin qu’il
se venge sur Yossef. Ce qu’il ne manqua pas de faire :
יט וַיְהִי כִשְׁמֹעַ
אֲדֹנָיו אֶת-דִּבְרֵי אִשְׁתּוֹ, אֲשֶׁר דִּבְּרָה אֵלָיו לֵאמֹר, כַּדְּבָרִים
הָאֵלֶּה, עָשָׂה לִי עַבְדֶּךָ; וַיִּחַר, אַפּוֹ.
|
19
Lorsque le maître entendit le récit que lui faisait son épouse, disant:
"Voilà ce que m'a fait ton esclave", sa colère s'enflamma.
|
20
Le maître de Joseph le fit saisir; on l’enferma dans la Rotonde, endroit ou
étaient détenus les prisonniers du roi; et il resta là dans la Rotonde.
|
Il
le fit enfermer en prison. Mais là aussi, D.ieu resta à ses côtés et fit de lui un homme qui réussit. Ainsi, le
responsable de la prison en fit son second en charge.
כא וַיְהִי ה׳
אֶת-יוֹסֵף, וַיֵּט אֵלָיו חָסֶד; וַיִּתֵּן חִנּוֹ, בְּעֵינֵי שַׂר
בֵּית-הַסֹּהַר.
|
21
Le Seigneur fut avec Joseph, lui attira de la bienveillance et le rendit
agréable aux yeux du gouverneur de la Rotonde.
|
כב וַיִּתֵּן שַׂר
בֵּית-הַסֹּהַר, בְּיַד-יוֹסֵף, אֵת כָּל-הָאֲסִירִם, אֲשֶׁר בְּבֵית הַסֹּהַר;
וְאֵת כָּל-אֲשֶׁר עֹשִׂים שָׁם, הוּא הָיָה עֹשֶׂה.
|
22
Ce gouverneur mit sous la main de Joseph tous les prisonniers de la Rotonde;
et tout ce qu'on y faisait, c'était lui qui le dirigeait.
|
כג אֵין שַׂר
בֵּית-הַסֹּהַר, רֹאֶה אֶת-כָּל-מְאוּמָה בְּיָדוֹ, בַּאֲשֶׁר ה׳, אִתּוֹ;
וַאֲשֶׁר-הוּא עֹשֶׂה, ה׳ מַצְלִיחַ. {פ}
|
23
Le gouverneur de la Rotonde ne vérifiait rien de ce qui passait par sa main,
parce que le Seigneur était avec lui; et ce qu'il entreprenait, le Seigneur
le faisait réussir.
|
Voilà.
Voyez-vous des similitudes avec la Vente de Yossef ? Je vous invite à
arrêter la lecture de cet article quelques instants afin de réfléchir à cette
question. Retrouvons-nous dans quelques lignes afin de comparer nos résultats.
Similitudes
J’ai
identifié de nombreuses similitudes entre l’histoire de la femme de Potiphar et
celle de la Vente de Yossef. Les voici :
1/ La position de Yossef dans sa « famille »
Yossef
était, dans la maison de son père, la deuxième personne la plus importante,
après son père[1].
De plus, Ya’akov semble faire confiance à Yossef et donc ne
s’occupe pas de ce qui se passe dans la famille[2].
Dans
sa « nouvelle famille », Yossef a la même position : Potiphar –
qui joue le rôle du père – lui confie toutes ses affaires et a une confiance
aveugle en lui car il ne se préoccupe pas de ce que fait Yossef.
Il
est de plus intéressant de noter que
cette position, cette confiance, cette préférence du « père » pour
Yossef déclenche, dans les deux cas, une jalousie (celle des
frères et celle de Mme Potiphar).
2/ Rôle de la tunique
Yossef,
dans l’épisode de sa vente, s’est fait enlever sa tunique par ses
frères. Ces frères ont montré cette tunique, afin de tromper leur père
sur ce qui s’est réellement passé. Le père déclare alors que c’en est fini pour
Yossef… (Béréchit 37:33) « טָרֹף טֹרַף, יוֹסֵף » - « Yossef a été mis en
pièces ! »
Tous
ces éléments sont présents dans l’histoire de Potiphar. Elle lui a enlevé sa
tunique, elle l’a gardée pour la montrer à son « père » dans le but
de le tromper. Et Potiphar le fait mettre en prison. Pour lui, c’est la fin de
cet Hébreu…
3/ Prison
A
la fin de l’histoire, Potiphar le fait mettre en prison – « בֵּית-הַסֹּהַר ». Mais cette prison sera appelée « הַבּוֹר » - « puits » par la Torah (cf. Béréchit 41:14 « וַיְרִיצֻהוּ מִן-הַבּוֹר »
- « on le fit aussitôt sortir de prison »).
Bref,
dans les deux histoires, Yossef est jeté au fond d’un puits - « הַבּוֹר ».
4/ Ra’ah
Il
y a un autre lien, lexical, entre ces deux histoires. Dans l’histoire de la
Vente de Yossef, Yossef rapportait des mauvaises – ra’ah – paroles de ses frères à son père[3].
Ceci
est, en quelques sortes, en opposition avec ce qui se passe dans l’histoire de
la femme de Potiphar. En effet, il y refuse de faire du ra’ah, du mal[4].
Nous
reviendrons plus tard sur ce point.
Début d’explication
En regardant toutes ses similitudes, il
semblerait bien que c’est l’histoire de la Vente de Yossef qui se répète,
n’est-ce pas ? Qu’est-ce que cela signifie ?
Je
crois que cela va nous permettre de mieux cerner quel était le défi de Yossef
dans cette histoire de la femme de Potiphar. En effet, si l’on y réfléchit, on
peut trouver plusieurs niveaux pour le défi qui fait face à Yossef :
-
Le premier, évident, est la tentation physique,
sexuelle, d’aller avec cette femme. Il résiste et il montre ainsi qu’il a été
plus fort que Yéhouda qui, lui, s’est « laissé aller » avec Tamar.
-
Le deuxième est un peu plus fin. On en a déjà
parlé dans cette série : Yossef se sent rejeté, il a été envoyé par son
père à Chekhem et de là, les frères l’ont jeté dans un puits. A qui Yossef se
sent-il rattaché, maintenant ? Qui est sa famille au juste
aujourd’hui ? Il a une famille d’accueil, la famille de Potiphar. Et il ne
veut pas la perdre… Va-t-il céder aux avances de Mme Potiphar et entamer une
relation, bien qu’illicite, lui permettant de rester dans cette famille adoptive
?
-
Il y a un troisième niveau, plus profond. Mais
pour l’identifier, nous allons étudier deux textes du Midrash qui ont l’air bien étranges…
Des midrashim étonnants
J’aimerais
partager avec vous les deux midrashim
suivants. Ils sont assez connus.
Les midrashim
Le
1er midrash est cité par Rachi sur le verset Béréchit 37:33 :
חיה רעה אכלתהו -
נצנצה בו רוח הקדש, סופו שתתגרה בו אשת פוטיפר. |
Lorsque Ya’akov a dit « une bête sauvage l’a
dévoré »[5],
il était éclairé par l’esprit saint, de sorte que l’on peut également
comprendre ces mots comme une prédiction de la provocation dont Yossef sera
l’objet de la part de la femme de Potiphar.
|
Qu’est-ce
que ce midrash veut nous dire ?
Et puis, quel rapport entre ce que dit Ya’akov et la femme de Potiphar ?
Pourquoi serait-ce Ya’akov qui ferait cette prophétie ?
Et voici maintenant le
2nd midrash cité en partie par Rachi. C’est une guemara (Sota 36b) :
ותתפשהו בבגדו לאמר וגו' באותה שעה באתה
דיוקנו של אביו ונראתה לו בחלון
|
Au moment où la femme de Potiphar attrapa l’habit
de Yossef, celui-ci aperçut le visage de son père à travers la vitre (et
c’est cela qui donna les forces nécessaires à Yossef pour ne pas fauter)
|
Ce midrash est également étrange : cela
signifierait-il que Yossef n’avait pas ressources suffisantes pour se sortir de
cette épreuve seul ? Que sans l’image de son père, il n’aurait pas
surmonté cette difficulté ? Qu’est-ce que cela signifie ?
Cela me fait penser à une femme qui était invitée pour le repas de shabbat midi à la maison. Et on commençait à
s’inquiéter car on ne la voyait pas arriver. Elle arriva toute essoufflée et
traumatisée. Elle nous raconta qu’elle avait été kidnappée par un homme qui a
voulu abuser d’elle dans sa voiture. Elle a alors trouvé la force de lui
demander : « Que dirait votre maman si elle vous voyait ? ».
L’homme est parti en fuyant…
Revenons aux midrashim. D’où ont-ils tiré (du texte) leurs sources, leurs enseignements ?
Répétitions de mots
Je crois qu’il y a deux répétitions de mots qui nous permettront
de répondre à cette question.
1/ Vayémaène
– « וַיְמָאֵן » - « il
refusa »
Le
terme vayémaène est utilisé à la fois
pour Yossef, lorsqu’il refuse les avances de la femme de Potiphar (Béréchit 39:8). Et c’est aussi le terme
employé pour parler du refus de Ya’akov de faire le deuil de son fils Yossef
lorsqu’il a disparu de la maison (Béréchit
37:35) : « וַיְמָאֵן
לְהִתְנַחֵם » - « il
refusa toute consolation ».
Je
pense que cela signifie ceci : si Yossef a réussi à refuser – vayémaène – c’est parce que Ya’akov son
père a aussi refusé d’oublier ; lui aussi a été vayémaène.
Réfléchissons
un instant.
Pourquoi
Ya’akov a-t-il refusé de terminer son deuil ? On l’a vu, c’est parce qu’il
n’est pas sûr que Yossef est mort et ne peut donc pas « fermer le
livre ». Dans son subconscient, il attend encore Yossef.
De
même, Yossef. Qu’est-ce qui permet à Yossef de ne pas quitter sa famille pour
une autre, malgré le fait qu’il ait été rejeté par sa famille ? C’est
parce que, lui aussi, n’a pas « fermé le livre ».
Résumons :
à la fois pour Ya’akov et pour Yossef, tous
les éléments rationnels sont là pour dire que tout est fini. Mais, dans
leur subconscient, ils n’ont pas fait le deuil, ils ne veulent pas abandonner,
ils ne veulent pas « fermer le livre » : Yaacov n’a pas fait le
deuil de Yossef, et Yossef n’a pas fait le deuil de sa famille. C’est ce qui le
fait refuser d’aller avec la femme de Potiphar
2/ Ra’ah
On
en avait parlé au tout début de la série. Il y a une sorte de suite
d’occurrences du mot ra’ah dans
l’histoire de Yossef.
-
Tout a commencé par un ra’ah, lorsque Yossef rapportait « dibatam ra’ah »
à son père.
-
Puis, les frères projetèrent de le jeter dans un
puits et de faire croire qu’une terrible bête – une « ’haya ra’ah »
- l’avait dévoré.
-
Ensuite, lorsque le père voit la tunique
ensanglantée, il s’écrie, sans qu’on ne lui ait rien dit, qu’une terrible bête
– une « ’haya ra’ah » - l’avait dévoré.
-
Puis, Yéhouda a un fils, ’Er, qui est « ra’ah » aux yeux de Hachem. Hachem
le tue.
-
Yéhoua a un second fils, Onan, qui lui aussi a
une conduite de « ra’ah ».
-
Enfin, Yossef résiste à la séduction, en
disant : « Comment pourrais-je faire un tel acte de « ra’ah » et être mauvais devant
Hachem ? ».
Nous
allons analyser cette chaîne de ra’ah,
mais j’aimerais déjà essayer de relier le 1er ra’ah avec le dernier ra’ah.
Ces deux ra’ah sont dits à propos de
Yossef, un peu comme si la boucle était bouclée…
En
fait, je crois que le défi de Yossef a un niveau plus profond que ceux qu’on a
déjà mentionnés plus haut (résister à la femme, résister à l’appel d’une
nouvelle famille alors qu’il se sent rejeté de la sienne) :
Peut-être que Yossef doit revivre sa propre
vie en évitant les écueils du passé…
Les
Sages du midrash ont l’air de faire
ce parallèle « ra’ah » -
« ra’ah ». Mais de manière
plus large, ils voient peut-être dans toute cette histoire de séduction une
sorte de répétition de la Vente de Yossef, c’est-à-dire un moment de vérité où
Yossef se retrouve encore dans un puits, un moment où Yossef aura vraiment à choisir à quelle famille il appartient…
Cette
prophétie dit, en quelques sortes, à propos de Yossef : « Viendra un
jour où tu auras aussi une figure paternel envers qui tu seras loyal. Mais là,
tu auras à choisir entre être la loyauté apparente et la loyauté
authentique ; il faudra que tu fasses un choix ! »
Réparer sa vie
Nous avons vu de
multiples ressemblances entre l’histoire de la Vente de Yossef et celle de la
femme de Potiphar. Mais il y a de vraies différences aussi. Et, grâce à ces
différences, nous pourrons entrevoir ce qu’il se passe vraiment dans cette histoire…
Différences
1/ La perte de l’habit
Dans
l’histoire de la Vente de Yossef, Yossef était une victime ; on lui a
arraché sa tunique, il était passif.
Tandis
que maintenant, Yossef a le choix. C’est lui qui décide s’il se fait enlever
son habit ou pas. C’est par libre arbitre qu’il choisit de se faire arracher sa
tunique, car il ne veut pas faire un acte de « ra’ah guedola ».
2/ Ra’ah
Dans
l’histoire de la Vente de Yossef, Yossef fut jeté dans un puits parce qu’il
rapportait du « ra’ah » à
son père, à propos de ses frères.
Maintenant,
Yossef, au contraire, se rend vulnérable : c’est pour avoir refusé de
faire du « ra’ah » qu’il se
fait jeter dans un puits.
3/ Trahison du « père »
Dans
l’histoire de la Vente de Yossef, on l’a vu, tout a commencé parce qu’il
rapportait des mauvaises paroles à son père. Quelle était sa motivation ?
Probablement pour entretenir la préférence qu’avait son père pour lui. En
rapportant de mauvaises paroles, il se mettait dans une position favorable par
rapport à ses frères. Il s’agrandissait ainsi aux yeux de son père, aux dépens
de ses frères.
En
faisant cela, Yossef a peut-être augmenté
l’appréciation de Ya’akov pour lui, mais il n’a sûrement pas servi les intérêts
de ce dernier. En fait, c’était une loyauté apparente, mais pas une vraie
loyauté, pas une loyauté courageuse[6].
Maintenant,
la question pour Yossef est : « Choisiras-tu la loyauté apparente
envers Potiphar ou bien opteras-tu pour la vraie loyauté ? ». Il peut, en effet, choisir la loyauté
apparente en allant avec la femme de Potiphar et faire un pacte de silence avec
elle. Ou bien, il peut être vraiment loyal. Mais ce faisant, il prend le risque
qu’elle « rapportera de mauvaises paroles à son propos » à son mari
et, bien qu’ayant été vraiment loyal,
il apparaîtra comme ayant été le plus traître qui soit pour Potiphar.
Connaissez-vous le
Trouble de stress post-traumatique (TSPT) ?
Lorsqu’une personne a
vécu une situation durant laquelle son intégrité physique et/ou psychologique a
été menacée et/ou effectivement atteinte (par exemple accident grave, mort
violente, viol, agression, maladie grave, guerre, attentat). Les capacités
d'adaptation (comment faire face) du sujet sont débordées. La victime aura
naturellement tendance à être dans l’évitement. Elle fera tout pour ne pas être
confrontée à la même situation, pour ne pas revivre la situation qui a été
traumatisante pour elle…
Yossef a vécu une
situation extrêmement traumatisante : il s’est fait arracher sa tunique, a été
mis dans un puits sans savoir ce que son père pensait de cette histoire…
Yossef serait alors
enclin à penser : « Plus jamais de puits ! Jamais ! Je ne veux plus jamais
retourner dans un puits ! », « Je ne veux plus jamais me faire arracher mon
habit ! Surtout quand c’est pour tromper mon père ! ». Ceci rend d’autant plus
difficile l’épreuve qu’a subie Yossef ici.
C’est cela, le vrai défi, nissayone, de Yossef dans cette histoire : il est prêt à
revivre son cauchemar absolu, juste par souci de loyauté envers son maître.
Appui des textes
Ce qu’on vient de dire se trouve éclairé par des
singularités du texte.
1/ vaya’azov … béyad
Lorsque la Torah nous dit que Potiphar avait une
confiance absolue en Yossef, elle utilise une expression très rare dans la
Torah : (Béréchit 39:6) « וַיַּעֲזֹב כָּל-אֲשֶׁר-לוֹ, בְּיַד-יוֹסֵף »
- « Il confia à Yossef tout ce qu’il avait ».
En fait, il n’y a que deux fois que cette
expression est utilisée dans la Torah : ici et à peine quelques versets
plus tard, lorsque Yossef abandonne son habits dans les mains de la femme de
Potiphar (Béréchit 39:12) « וַיַּעֲזֹב בִּגְדוֹ בְּיָדָהּ ».
Je
crois que la signification de cette répétition de langage est évidente : de même que Potiphar lui a donné toute sa
confiance, Yossef a su être à la hauteur de cette confiance et a été loyal
jusqu’au bout envers son maître.
2/ chaine de ra’ah
Et
puis, il y a aussi cette chaîne de ra’ah
dont nous avons déjà parlé. En évitant de faire du ra’ah, il répare, en quelque sorte, le premier ra’ah de la chaîne, celui qui avait déclenché toute cette histoire.
Mais
j’aimerais aller un peu plus loin et vous montrer que chaque ra’ah de la chaîne est connecté au
précédent :
-
1er et 2ème ra’ah : Comme les frères se
préparent à dire à leur père qu’une terrible bête – une « ’haya ra’ah »
- avait dévoré Yossef, ils font peut-être une allusion à leur père que c’est
une conséquence des « dibatam ra’ah » que Yossef faisait et
qui maintenant se retourne contre lui...
-
2ème et 3ème ra’ah : Celui-ci est simple. Ici,
Ya’akov, sans le savoir, s’exprime dans les même mots que ceux que ses fils
avaient prévus de lui dire.
-
3ème et 4ème ra’ah : Comment se fait-il que
Yéhouda perd un fils ? Peut-être que cela a un lien avec Yéhouda,
lui-même, qui avait causé à son propre père d’avoir un fils perdu.
Yéhouda avait prévu de dire qu’une « ’haya ra’ah » - l’avait
dévoré, et maintenant, son propre fils est « ra’ah » et est perdu.
-
4ème et 5ème ra’ah : ’Er était « ra’ », mais qu’a-t-il fait de
mal ? La Torah ne le dit pas. Mais nos Sages disent qu’il était coupable
des mêmes erreurs que son frère Onan : il ne voulait pas que sa femme
tombe enceinte afin qu’elle conserve sa beauté. Nos Sages, font bien le lien
entre ces deux « ra’ah »
aussi.
-
5ème et 6ème ra’ah : Lorsque Yossef résiste à la
séduction, il dit : « Comment pourrais-je faire un tel acte de
« ra’ah » ? ».
Peut-être veut-il dire aussi : « Comment pourrais-je faire le même
« ra’ah » que celui qu’Onan
avait fait ?
Quelle
relation y-a-t-il entre le « ra’ah »
de Yossef – s’il avait succombé – avec celui de Onan ? Pour comprendre
cela, il va falloir faire une petite parenthèse sur la notion de Yiboum.
Yossef et Onan
Comme
la Torah le clarifiera plus tard (dans Dévarim),
il est en général interdit à un homme de se marier avec la femme de son frère.
Il y a une exception, lorsque le frère meurt sans enfant, cela devient même une
mitsva au frère du défunt de se
marier avec la veuve. Ceci, afin qu’ils puissent avoir des enfants et perpétuer
le nom du défunt.
Onan
a fait le Yiboum pour son frère ’Er
en se mariant avec Tamar. Quelle était la nature de son ra’ah ? Le problème avec Onan, c’est qu’il s’est bien marié
avec la femme de son frère défunt, mais pas pour la bonne raison. En effet, au lieu de s’occuper à perpétuer le
nom de son frère, lorsqu’il avait une relation avec elle, il faisait en sorte
qu’elle ne tombe pas enceinte. Ainsi, quelque part, non seulement il
n’accomplissait pas le Yiboum, mais
les relations qu’il avait avec elles étaient en quelques sortes des relations
interdites – au titre qu’elle était la femme de son frère[7]…
Yossef,
quant à lui, se retrouve dans une situation en miroir de celle d’Onan. Lui
aussi est dans une position où il pourrait avoir une union avec la femme d’un
autre. Ce faisant, il pourrait avoir des enfants « pour quelqu’un
d’autre » ; c’est-à-dire qu’il
aurait des enfants qui seraient
biologiquement les siens, mais ne lui seraient pas attribués à lui, mais
à l’autre homme – exactement ce qu’Onan était supposé faire !
Yossef
se trouve dans la situation d’Onan et résiste. En quelques sortes, il rachète ou répare l’erreur d’Onan.
En évitant de faire le 6ème « ra’ah », Yossef a ainsi réparé le 5ème « ra’ah ». Aurait-il aussi réparé le
4ème « ra’ah »,
celui de ’Er ?
Yossef et ’Er
En
effet, Yossef avait un autre moyen de succomber à la séduction de la femme de
Potiphar. Il aurait pu être intime avec elle exactement comme ’Er l’était avec
Tamar ; c’est-à-dire qu’il aurait
pu faire en sorte qu’elle ne tombe pas enceinte. Ainsi, il n’y aurait eu
aucune preuve de son manque de loyauté envers son maître ; et il aurait
même évité d’avoir des enfants qui n’auraient pas été les siens…
Mais
cela aurait aussi été du « ra’ah »
et il se refusa à le faire. Dans cette configuration en miroir par rapport à
’Er, il agit correctement et rachète, en
quelques sortes, la faute de ’Er.
Yossef, ses frères et son père
Comme
nous l’avons vu, nos Sages disent que lorsque Ya’akov a dit « une bête sauvage
l’a dévoré », il faisait référence, de manière prophétique à la provocation
dont Yossef sera l’objet de la part de la femme de Potiphar. A la fin de
l’histoire, on voit bien que Yossef dépasse cette vision catastrophique et
ainsi empêche ce mal d’arriver.
Et
finalement, comme on l’a déjà vu, en évitant de succomber à Potiphar, en disant
« Comment pourrais-je faire un tel acte de « ra’ah » ? » il
répare son tout premier « ra’ah » qui
avait tout déclenché[8].
Conclusion
Tout
ce qu’on a vu jusqu’à présent nous montre que, en se confrontant à l’épreuve de
la femme de Potiphar, Yossef allait revivre sa propre vente. Et là, il a réussi
à se racheter. Mais, il n’a pas racheté que son propre « ra’ah », celui du début de la
série, mais il a su réparer chacun de
tous les « ra’ah » que
le sien avait déclenché.
Très
bien, mais il reste un problème. Yossef a, certes, prouvé qu’il était loyal,
digne de confiance. Mais il l’a démontré envers une figure paternelle (Potiphar). Est-ce suffisant ? Ou bien
faudra-t-il qu’il démontre à son vrai père
Ya’akov[9],
qu’il est loyal?
En
effet, rappelez-vous que Ya’akov avait tenté de faire un test de loyauté à
Yossef. Mais ce test avait été interrompu…
Conclusion
Pour
répondre à cette question, je vais vous demander de jouer à mon jeu
favori : « Où avez-vous vu ces mots ailleurs dans la
Torah ? ».
Et
on va faire ce jeu sur un des versets centraux de l’histoire de la femme de
Potiphar. Yossef refuse de fauter et dit (Béréchit
39:9) :
ט אֵינֶנּוּ גָדוֹל
בַּבַּיִת הַזֶּה, מִמֶּנִּי, וְלֹא-חָשַׂךְ מִמֶּנִּי מְאוּמָה, כִּי אִם-אוֹתָךְ בַּאֲשֶׁר
אַתְּ-אִשְׁתּוֹ; וְאֵיךְ
אֶעֱשֶׂה הָרָעָה הַגְּדֹלָה, הַזֹּאת, וְחָטָאתִי, לֵאלֹקִים.
|
9
il n'est pas plus grand que moi dans cette maison et il ne m'a rien défendu,
sinon toi, parce que tu es son épouse; et comment puis-je commettre un si
grand méfait et offenser le Seigneur?"
|
Il
n’existe qu’un seul autre endroit dans la Torah où ces trois expressions se
retrouvent…
Il
s’agit de la ’Akeidat Yits’hak (Béréchit 22:12) :
יב וַיֹּאמֶר,
אַל-תִּשְׁלַח יָדְךָ אֶל-הַנַּעַר, וְאַל-תַּעַשׂ לוֹ, מְאוּמָה: כִּי
עַתָּה יָדַעְתִּי, כִּי-יְרֵא אֱלֹהִים אַתָּה, וְלֹא חָשַׂכְתָּ אֶת-בִּנְךָ
אֶת-יְחִידְךָ, מִמֶּנִּי.
|
12 Il répondit: "Me voici." Il reprit:
"Ne porte pas la main sur ce jeune homme, ne lui fais aucun mal! car,
désormais, j'ai constaté que tu honores Dieu, toi qui ne m'as pas refusé ton
fils, ton fils unique!"
|
Qu’est-ce-que
cela signifie ?
Ces
paroles, ramenées de l’épisode de la ’Akeida,
sont celle de l’ange qui vient annoncer
à Avraham qu’il a réussi sa ’Akeida et il l’en félicite.
Eh
bien, voyez-vous, je crois que cela nous apprend que la ’Akeida démarrée par Ya’akov est maintenant terminée une fois pour
toutes.
Traduit librement
par Naty à partir d’une série de conférences données par Rav Fohrman en 2008. Le
titre original de la série est : « The Sale of Joseph ».
[1]
Comme nous l’avons vu dans les épisodes précédents, Ya’akov le considérait
comme son békhor, son fils aîné, son
successeur… Voir par exemple : http://www.ravfohrman.fr/2011/12/la-vente-de-yossef-episode-1-quavaient.html
[2]
Comme dans Béréchit 37:14 où Ya’akov
dit à Yossef : « לֶךְ-נָא רְאֵה אֶת-שְׁלוֹם אַחֶיךָ וְאֶת-שְׁלוֹם הַצֹּאן » - « Va voir, je
te prie, comment se portent tes frères, comment se porte le bétail et rapporte
m'en des nouvelles ».
[3]
Béréchit 37:2. « וַיָּבֵא יוֹסֵף אֶת-דִּבָּתָם
רָעָה אֶל-אֲבִיהֶם » - « Yossef débitait sur leur
compte des médisances »
[4]
Béréchit 39:9. « וְאֵיךְ אֶעֱשֶׂה הָרָעָה הַגְּדֹלָה » - « comment puis-je commettre un si grand méfait ? »
[5]
Lorsque les frères de Yossef lui présentèrent la tunique ensanglantée sans
pouvoir lui dire ce qui était arrivé à Yossef.
[6]
C’est aussi peut-être pour cela que Ya’akov a souhaité faire à Yossef un test
de loyauté, une sorte de ’Akeida
comme nous l’avons vu dans le premier épisode de la Série…
[7]
Puisque la seule permission d’être intime avec la femme de son frère est dans
le cadre du Yiboum, s’il sort de ce
cadre, peut-être bien que la relation redevient interdite, puisqu’elle
redevient la femme de son frère…
[8]
Dans le sens où sa loyauté est ici authentique, contrairement à sa loyauté
apparente envers Yaacov.
[9]
N.d.T – Envers qui il avait témoigné une fausse loyauté .
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire