Dayeinou est une chanson qui nous est familière. On aime bien la chanter année après année lors du séder de Pessa’h. Et je crois, que les meilleures questions que l’on puisse poser sur notre pratique du Judaïsme sont des questions que j’appellerais des questions de « l’extérieur ». Ce genre de questions que l’on pose si l’on est extérieur au système, si l’on ne connaît rien à la pratique que l’on veut questionner. C’est d’ailleurs un conseil que je vous donne pour bien vous préparer au séder de Pessa’h : effacez tout ce que vous savez de Pessa’h de votre mémoire et essayez de vivre ce séder comme si vous le viviez pour la première fois, un peu comme si vous vous mettiez dans la peau d’un non-Juif venant participer à votre séder et qui vous poserait des « grosses » questions, des questions fondamentales du genre : pourquoi ces rituels étranges ? Pourquoi le séder est-il structuré de cette façon ? Et la chanson Dayeinou rentre typiquement dans cette catégorie de questions. En effet, pour quelqu’un qui est dans le système, qui a l’habitude de chanter cette chanson chaque année, la chanson a l’air d’avoir du sens ; mais dès qu’on la regarde avec un regard extérieur, elle n’a plus du tout de sens.
J’aimerais vous raconter une histoire qui illustre bien cela :
Une femme faisait shabbat pour la première fois de sa vie. Elle était invitée dans une famille et, au moment de se laver les mains avant de faire motsi, elle voit les femmes devant elle dans la file qui font toutes la même chose. Vous savez, il y a cette loi qui dit que lorsqu’on se lave les mains, celles-ci doivent être complètement couvertes d’eau et il ne doit donc rien y avoir sur la main qui empêche l’eau de l’atteindre. C’est pour cela que les femmes enlèvent leurs bagues au moment du nétilat yadaïm. Le problème que les femmes ont alors est qu’elles ne savent pas où poser leurs bagues pendant qu’elles se lavent les mains. Si elles les mettent sur le rebord du lavabo alors ce n’est pas pratique parce qu’elles peuvent se perdre, etc. Donc, les femmes ont trouvé que le meilleur moyen était de coincer leurs bagues entre leurs lèvres, juste le temps de se laver les mains, puis elles les remettent. Bref, cette femme est dans la file des femmes qui se lavent les mains, et elle voit chacune de ces femmes, une après l’autre, faire le même rituel tellement étrange : elles mettent leurs bagues dans leur bouche, se lavent les mains, puis remettent leurs bagues. Au fur et à mesure que son tour arrive, elle est prise de panique parce qu’elle se rend compte en regardant ses mains…qu’elle n’a pas de bague ! Son cœur se met à battre la chamade, elle va être ridicule ! Elle prend son courage à deux mains, s’approche de sa voisine de devant et lui chuchote à l’oreille : « Excusez-moi… Cela vous dérangerait-il de ne me prêter une de vos bagues ? J’en ai besoin pour la mettre dans ma bouche… »
Cette histoire est très représentative de ce genre de rituel où un œil extérieur trouverait ça pour le moins étrange alors qu’un œil intérieur y est tellement habitué qu’il n’y prête plus attention… Je crois que beaucoup de choses dans le Judaïsme sont comme cette histoire des bagues dans la bouche et j’aimerais examiner avec vous deux exemples de ce genre. On se concentrera sur l’un d’eux – Dayeinou – et, à travers lui, on éclairera l’autre[1].
Deux énigmes
Les lois concernant les bénédictions
Les lois concernant les bénédictions sont étranges. Elles sont relativement nombreuses et, si vous les connaissez un petit peu, vous savez qu’elles sont assez compliquées. Par exemple, quelle berakha - bénédiction fait-on sur le vin ? On fait Boré Péri Haguafène (« qui a créé le fruit de la vigne ») ; ce qui est une berakha différente de si l’on veut consommer du pain : Hamotsi Lé’hème Mine Haarets (« qui fait sortir le pain de la terre ») ; ce qui est une berakha différente de si l’on veut consommer du gâteau : Boré Minei Mézonoth; ce qui est une berakha différente de si l’on veut consommer un fruit : Boré Péri Ha’èts; ce qui est une berakha différente de si l’on veut consommer un légume : Boré Péri Haadama ; ce qui est une berakha différente de si l’on veut consommer de l’eau, de la viande ou du poisson : Chéhakol Nihya Bidvaro. Et attention à l’erreur ; parce que si on se trompe de berakha, en général, ce n’est pas bon et on doit la refaire.
Et, comme si ce n’était pas suffisant, les choses se compliquent maintenant. Il y a des règles concernant l’ordre des berakhot : Que se passe-t-il si j’ai devant moi trois aliments, sur lequel des trois dois-je commencer à faire la berakaha ? Il y a les lois spécifiques aux fruits de la Terre d’Israël avec leurs propres préséances.
Même aux niveaux des berakhot elles-mêmes, il faut avoir de la mémoire, car avec les seules règles que j’ai citées plus haut, ça ne suffit pas. Un très bon exemple est la fraise. La fraise est un fruit ; pourtant on ne fait pas la berakha des fruits sur la fraise, mais on fait la berakha des légumes. Pourquoi ? Parce que la fraise est un fruit particulier : son arbuste se renouvelle chaque année, donc, techniquement, la fraise n’est pas considérée comme un fruit provenant d’un arbre, mais plutôt comme provenant de la terre, donc comme un légume ; on fera donc Boré Péri Haadama sur la fraise. Autre cas particulier : les champignons. Bien que les champignons proviennent de la terre, leur bénédiction sera Chéhakol Nihya Bidvaro. Pourquoi ? Parce que les champignons ne se nourrissent pas de la terre, ils ne sont donc pas considérés comme des légumes.
Bref, tout ceci est compliqué. Alors, imaginez un moment que votre Rav vous demande d’accompagner un candidat à la conversion et de lui enseigner toutes les lois concernant les berakhot. Vous achetez pour l’occasion le tome Artscroll de 150 pages sur le sujet et vous vous mettez à étudier avec lui. Quelle est la première question que cette personne vous poserait ?
Il y a bien un moyen de simplifier tout ça ! Pourquoi ne pas avoir qu’une seule berakha pour tous les aliments ? On pourrait très bien imaginer cette bérakha universelle : par exemple « Merci D.ieu pour la nourriture » et tout serait réglé ! On s’épargnerait ainsi toutes les lois compliquées et on pourrait supprimer des centaines de pages de halakha sur le sujet. Pourquoi les lois concernant les bénédictions des aliments sont-elles tellement compliquées ?
Dayeinou
Et Dayeinou, c’est pareil. Parce que c’est une chanson que l’on chante joyeusement chaque année et pourtant, si on prête attention aux mots qui la composent, on se rend compte qu’elle n’a aucun sens ! Lisons le texte de Dayeinou pour s’en rendre compte. Le texte est composé de nombreuses phrases dont les premières ont l’air d’avoir du sens :
S'Il nous avait seulement fait sortir d'Égypte et n'avait pas exécuté de jugements contre eux, cela nous aurait suffi
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אִלוּ הוֹצִיאָנוּ מִמִּצְרַיִם וְלֹא עָשָׂה בָּהֶם שְׁפָטִים, דַּיֵינוּ
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S'Il avait seulement exécuté des jugements contre eux, et n'avait pas fait cela contre leurs dieux, cela nous aurait suffi
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אִלוּ עָשָׂה בָּהֶם שְׁפָטִים, וְלֹא עָשָׂה בֵאלֹהֵיהֶם, דַּיֵינוּ
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S'Il avait seulement exécuté des jugements contre leurs dieux, et n'avait pas tué leurs premiers-nés, cela nous aurait suffi
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אִלוּ עָשָׂה בֵאלֹהֵיהֶם, וְלֹא הָרַג אֶת בְּכוֹרֵיהֶם, דַּיֵינוּ
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S'Il avait seulement tué leurs premiers-nés, et ne nous avait pas donné leur argent, cela nous aurait suffi
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אִלוּ הָרַג אֶת בְּכוֹרֵיהֶם, וְלֹא נָתַן לָנוּ אֶת מָמוֹנָם, דַּיֵינוּ
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Tout va bien jusque-là. C’est vrai, ça s’entend. Après tout, si D.ieu nous sauve, peu importe de savoir si les Egyptiens sont punis ou si nous nous en allons avec l’argent…
Mais, c’est maintenant que ça se complique…
S'Il nous avait seulement donné leur argent, et n'avait pas ouvert la mer pour nous, cela nous aurait suffi
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אִלוּ נָתַן לָנוּ אֶת מָמוֹנָם, וְלֹא קָרַע לָנוּ אֶת הַיָּם, דַּיֵינוּ.
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S'Il avait seulement ouverts la mer pour nous, et ne nous l’avait pas fait traversée à sec, cela nous aurait suffi
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אִלוּ קָרַע לָנוּ אֶת הַיָּם, וְלֹא הֶעֱבִירָנוּ בְּתוֹכוֹ בֶּחָרָבָה, דַּיֵינוּ
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S'Il nous avait seulement fait traversé la mer à sec, et n'avait pas noyés nos poursuivants, cela nous aurait suffi
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אִלוּ הֶעֱבִירָנוּ בְּתוֹכוֹ בֶּחָרָבָה, וְלֹא שִׁקַּע צָרֵנוּ בְּתוֹכוֹ, דַּיֵינוּ
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S'Il avait seulement noyés nos poursuivants, et ne n’avait pas subvenu à nos besoins pendant quarante ans, cela nous aurait suffi
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אִלוּ שִׁקַע צָרֵנוּ בְּתוֹכוֹ, וְלֹא סִפֵּק צָרְכֵּנוּ בַּמִּדְבָּר אַרְבָּעִים שָׁנָה, דַּיֵינוּ
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Maintenant, la question devrait vous sauter aux yeux : Cette chanson n’a aucun sens !? Jouons au jeu de « Et après ? » :
- Nous avons tout l’or des Egyptiens, nous sommes heureux, nous venons d’être libérés, et là nous arrivons devant la Mer Rouge. L’armée égyptienne nous a poursuivis et nous sommes désormais acculés devant la mer, entourés par nos ennemis des trois autres côtés. Mais là, la mer ne s’ouvre pas. Nous avons tout leur argent, mais la mer ne s’ouvre pas. Et après ? Que se passerait-il ? Ils nous reprendraient notre argent…
- La mer s’ouvre et nous pouvons nous y engouffrer. Mais là, le sol n’est pas sec, c'est-à-dire que nous marchons dans une boue profonde et dense. La mer s’est ouverte, mais nous avançons comme des escargots, enlisés dans la boue. Et après ? Que se passerait-il ? Les hébreux auraient été rattrapés et tués…
- La mer s’ouvre et la terre est sèche. Tout est parfait, sauf que D.ieu a oublié un petit détail : il a oublié de refermer la mer derrière nous. Et après ? Que se passerait-il ? Les hébreux auraient peut-être pu rejoindre l’autre rive, mais les Egyptiens aussi ! Donc, au lieu d’être tués d’un côté de la rive, ils auraient été tués de l’autre …
- Finalement, D.ieu a refermé la mer derrière nous. Nous voilà débarrassés de la menace égyptienne. On a donc un peuple de 2.1 millions de personnes sans ressource dans le désert. Et après ? Que se passerait-il si D.ieu ne subvenait pas à leur besoin ?! Trois jours se seraient à peine passés avant que tout le peuple soit mort de soif…
Il va falloir qu’on comprenne cette chanson qui, au moins en partie, n’a aucun sens. C’est vrai, les premières strophes ont du sens, celles de la fin aussi ont l’air compréhensibles. Mais celles du milieu, et en particulier celles qu’on vient de voir nécessitent une explication. C’est l’objet principal de cet article.
Si l’on regarde attentivement comment est composé le chant de Dayeinou, on pourra relever des éléments intéressants qui nous permettront d’en déceler un message.
La structure de Dayeinou
Avant toute chose, précisons que les niveaux de nuance, de précision, de profondeur, de signification que l’on peut attendre d’un tel passage n’équivalent pas ceux des textes de la Torah. Après tout, il s’agit d’un poème médiéval et il se peut que le poète ne cherchait qu’à faire de la poésie. Mais il se peut aussi que ce poète cherchait à transmettre un message plein de sens et c’est ce que je pense : essayons de le découvrir.
Le refrain, qui revient constamment, est composé de trois mots : Dayeinou, Ilou et Vélo. En fait, chaque phrase de la chanson est composée de la manière suivante : « Ilou X Vélo Y, Dayeinou », ce qui se traduit pas « Si seulement X mais pas Y, cela nous aurait suffi ».
Ilou et Vélo
Qu’est-ce que ce refrain évoque pour vous ?
Plus particulièrement, si l’on vous dit « si seulement X, mais pas Y », à quel type de sentiment ou d’état d’esprit cela vous fait-il penser ? D’après vous, comment ces deux expressions – « si seulement… » et « mais pas… » – sont-elles reliées entre elles ? Sont-elles similaires, contradictoires ? Ont-elles quelque chose à voir entre elles ?
Imaginez une discussion entre deux personnes où la première commence sa phrase en disant « si seulement… » et l’autre dit un peu plus tard « mais pas… ». Quel état d’esprit, quelle émotion imaginez-vous que chacune de ses personnes a ?
Eh bien, l’un transpire l’espoir, le rêve. « Ah si seulement… ». L’autre est le reflet d’un froid et sévère retour à la réalité « mais non, ce rêve ne s’est pas réalisé ». En fait, Ilou et Vélo ont des sens opposés.
Et ce qui est vraiment génial, c’est que ces mots ne s’opposent pas qu’au seul niveau de leur sens… En effet, si l’on voit comment les mots Ilou et Vélo s’écrivent en hébreu, on verra quelque chose de fascinant.
Ilou s’écrit
« אלו »
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Vélo s’écrit
« ולא »
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Vous voyez ? Ces deux mots s’écrivent exactement à l’envers l’un de l’autre ! Comme pour confirmer notre analyse sur leur sens contradictoire l’un de l’autre…
Quinze phrases
Le chant a finalement l’air un peu long. Pourquoi l’avoir écrit en quinze phrases et pas en dix par exemple ? Est-ce que le nombre de phrases a une signification quelconque ?
Je tiens à préciser que c’est purement spéculatif. Peut-être que l’auteur de Dayeinou a trouvé quinze strophes sans vraiment penser à leur nombre et il s’est trouvé qu’il y en avait quinze. Mais il se pourrait aussi que ce soit vraiment voulu. Alors, gardons cette possibilité ouverte pour le reste de notre étude…
La théorie que je vais vous présenter est celle du Maharal de Prague. Il a été un auteur très prolifique. En particulier, il est connu pour avoir donné un système complet de compréhension de la aggada, la partie non-législative du Talmud. Un des textes qu’il explique est, justement, Dayeinou. Le Maharal nous accompagne dans un voyage mystique autour de la numérologie en tentant de comprendre le sens caché de ce chant. Il joue effectivement sur le nombre ‘quinze’ et se demande la signification qu’il pourrait avoir.
La signification du quinze
Dans le Judaïsme, les nombres ont une signification importante. C’est-à-dire que les nombres représentent bien plus que leur sens simple, ils représentent des concepts. Chaque nombre est un concept caché.
La symbolique des nombres
Par exemple, le nombre un représente l’unicité ou plutôt la singularité. C’est un peu comme lorsqu’on parle d’un évènement comme le Big Bang[2] en sciences. Il s’agit d’un évènement unique, qui ne pourra pas se reproduire et il n’a pu se produire qu’une seule fois. On parle de singularité : il s’agit d’un évènement singulier. D’ailleurs, c’est une optique intéressante de compréhension du Shéma’ Israël que nous lisons tous les jours. En disant « D.ieu est un », nous faisons une déclaration de singularité de D.ieu : il est l’ultime singularité. Rien ne peut Lui être comparé, il est complètement différent de ce qu’on est capable d’imaginer.
Un autre exemple est le nombre deux. Que représente-t-il ? On peut dire qu’il correspond à ce qui est au-delà de l’unique. Mais c’est aussi le début de la pluralité. Le nombre deux représente la pluralité. La différence qu’il y a entre un et deux est plus grande que la différence qu’il pourrait y avoir entre deux et n’importe quel autre nombre : deux et cent-milles ne sont finalement que deux expressions de la pluralité alors que la différence entre un et deux est ce qui fait passer de la singularité à la pluralité[3].
Venons-en au nombre sept. Quelle est sa signification ? Eh bien, D.ieu a créé le monde en sept jours. Cela représente la durée d’un cycle naturel.
Si le nombre sept représente la fin d’un cycle naturel, que représente le nombre huit ? On pourrait penser que c’est le début d’un nouveau cycle naturel. Mais ce n’est pas le cas, parce que recommencer un cycle nouveau nous ferait repartir du nombre un ! Il faut imaginer un monde basé sur le nombre sept : le huit n’y existe pas ! En fait, le huit représente ce qui est supranaturel[4], ce qui est au-delà de la nature.
Et qu’est-ce qu’il y a quinze ?
Si l’on continue dans les nombres, quelle est la signification du nombre quinze ? La position que j’aimerais défendre est la suivante : la signification du nombre quinze se situe dans l’union des nombres sept et huit. En d’autres termes, le quinze contient en lui les notions combinées des nombres sept et huit.
Je vais vous donner quelques exemples où l’on retrouve le nombre quinze dans la littérature juive:
- Le calendrier hébraïque se base sur la lune. Quelle est la signification du quinzième jour du mois ? Au début du mois, la lune est « effacée », à la fin du mois également. Mais au milieu du mois, au quinze du mois, la lune est pleine. Ce n’est pas par hasard si de nombreuses évènements se déroulent un quinze du mois : Pessa’h, Souccot, Tou bichvat, Tou béav, Chouchan Pourim…
<- Il y a quinze marches dans le Temple. Cela peut paraître anecdotique mais lorsqu’on lit la guemara (Soucca 51b) on apprend que les Léviim lisaient des psaumes sur ces marches. Ils lisaient les psaumes qui commencent par « Chir Hama’aloth » - ce qui signifie « Chant des marches ». Tiens, des marches… Savez-vous combien de psaumes de ce type David a-t-il composé ? Eh bien, pareil, quinze !
- La guemara (ibid) raconte qu’en arrivant en bas des marches, les Léviim se retournaient et disaient la phrase suivante : « אנו לי-ה ולי-ה עינינו » - « Nous sommes à D.ieu et à D.ieu sont nos yeux ». La traduction en français ne laisse pas transparaître le côté dramatique de cette phrase prononcée par les Léviim. Mais en hébreu, on voit que le nom de D.ieu qu’ils emploient n’est pas fortuit, puisque « י-ה » a une valeur numérique de … quinze !
Quelle est la signification de tous ces « quinze » ? Pourquoi est-ce tellement important que tout tourne autour du quinze ?
Le Maharal affirme que si l’on veut comprendre la signification du nombre quinze, il nous faut comprendre le verset suivant qui est, selon lui, l’origine du « quinze » (Yésha’ya 26:4) « כִּי בְּיָ-הּ ה׳, צוּר עוֹלָמִים » que l’on pourrait traduire littéralement par « D.ieu (en tant que ‘י-ה’) est un roc des mondes ». Que signifie cette expression « roc des mondes » ? Si l’on cherchait à la transcrire en langage plus moderne on dirait que D.ieu est la fondation, le socle, des mondes. De quels mondes parle-t-on (pluriel) ? Vraisemblablement parle-t-on des deux mondes que nous connaissons : ’Olam Hazé et ’Olam Haba. Ce passouk nous dit donc que D.ieu, à travers son « nom en quinze » est la fondation, le socle, le maintien des deux mondes, ce monde-ci et le monde à venir.
’Olam Hazé et ’Olam Haba
Comment concevoir le ’Olam Haba ? A-t-il un quelconque rapport avec le ’Olam Hazé ? Nous en avons déjà parlé dans une autre étude consacrée au shabbat[5] il y a quelques temps. En voici un résumé.
Imaginez que quelqu’un vous accoste dans la rue alors que vous vous rendez à la synagogue un shabbat matin et qu’il vous dise :
« Vous avez l’air d’être un Juif religieux, j’aimerais vous poser une question d’ordre théologique qui me tracasse… Vous, en tant que Juif croyant, vous croyez au monde futur. Pouvez-vous m’expliquer quelle est votre conception de ce monde futur en comparaison avec ce monde-ci dans lequel nous vivons et que nous connaissons ? Quelle est la signification du monde à venir dans le Judaïsme ? »
Comment pourriez-vous répondre à cette question en deux phrases ? C’est un exercice difficile, j’en conviens, de répondre à cette question – quelle différence entre ’Olam Hazé et ’Olam Haba – de manière succincte : le ’Olam Haba est une notion qui a l’air de n’avoir aucun sens.
Imaginez que vous partiez en vacances. Cela fait longtemps que vous organisez ce voyage ; vous tenez beaucoup à sa réussite, vous avez mis beaucoup d’argent de côté pour pouvoir le faire. Vous avez prévu de faire un tour d’Europe. Combien de temps pensez-vous que ce voyage pourrait durer au maximum ? Certes, c’est un grand voyage : hôtels 5 étoiles, repas gastronomiques… Vous pourriez probablement faire ce voyage en un mois. Mais que diriez-vous d’organiser ces vacances sur une durée d’un an ? Vous finiriez probablement par vous ennuyer ! « Copenhague ? ça y est, on l’a déjà fait trois fois ! Amsterdam ? On connaît… ». Maintenant, imaginez que vous fassiez ce voyage dans le monde à venir et que ce voyage ne dure pas un an, pas dix ans, pas cent ans, mais l’éternité… Vous chercheriez les petits patelins inconnus où vous n’auriez pas encore été… Vous ne rêveriez que d’une seule chose : finir ces vacances et rentrer à la maison.
Le monde à venir n’a pas l’air tellement attrayant[6], du moins lorsqu’on l’observe avec des yeux de ce monde. J’avais posé cette question à certains de mes rabbanim à la yeshiva Ner Israël et tous m’ont concédé que cette question était compliquée.
En réalité, si l’on observe bien notre monde, on arrivera à la conclusion que la seule chose qui y crée de la satisfaction est le mouvement, l’action pour arriver à un objectif ; pas la récompense que procure l’atteinte de l’objectif. On a toujours l’impression que ce qui nous motive, c’est l’objectif. Mais une fois l’objectif atteint, combien de temps est-on satisfait ? Pas tellement longtemps, il nous faut alors un autre objectif. Bref, il faut qu’on soit constamment en mouvement, en action ; et il n’y a que l’action, la création que l’on trouve satisfaisante dans notre vie dans ce monde… Et si vous réfléchissez suffisamment à ces notions, je crois que vous pourrez comprendre la différence entre le ’Olam Hazé et le ’Olam Haba. Ces deux mondes n’ont rien à voir l’un avec l’autre. C’est-à-dire que la manière de s’accomplir est complètement différente entre ces deux mondes ; tellement différente que l’on ne peut pas observer le monde futur avec nos yeux d’hommes de ce monde. Et voilà ce que vous pourriez répondre à cette personne qui vous a accosté dans la rue :
« Ce monde est un monde du « devenir » tandis que le monde à venir est un monde de l’« être ». Par conséquent, ces deux mondes sont antagonistes, et ne peuvent se comprendre l’un à travers l’autre. »
Mettez-vous à la place de D.ieu. Vous avez créé les hommes et vous attendez d’eux qu’ils accomplissent des choses dans leur vie. Imaginez que vous ayez créé un monde où les deux notions – « être » et « devenir » – coexisteraient ; c’est-à-dire un monde où l’on peut avoir l’expérience d’une satisfaction totale à la fois dans l’action et à la fois dans la récompense ou la sensation de devoir accompli. A quel point pensez-vous que votre création serait une réussite ? Eh bien, ce serait un échec cuisant ! Les gens créeraient une seule chose importante, et puis c’est tout ! ils s’arrêteraient parce qu’ils sentiraient immédiatement cette sensation d’accomplissement…
Ces deux mondes étant incompatibles, D.ieu a créé deux mondes : un monde d’action, de travail, du « devenir » et un monde de l’«être » où l’on obtient la satisfaction, la récompense pour ce qu’on est devenu dans l’autre monde. Dans ce monde, on construit nos relations avec les hommes, avec D.ieu ; dans le monde futur, on vit ces relations dans leur plénitude. Ce monde est conçu pour le travail. Tandis que le monde à venir est un monde où l’on ne peut plus travailler, on est mort ; la notion de temps – qui n’était nécessaire que pour ce monde car primordiale pour le changement – n’existe plus[7]. Ce monde futur, on a du mal à le concevoir, un peu comme un poisson qui désire comprendre comment on peut vivre sur terre, mais qui ne pourra jamais vraiment y parvenir. Nous aussi, qui vivons dans un monde avec Espace et Temps, ne pouvons pas vraiment concevoir comment fonctionne un monde où ces notions sont absentes.
Voilà l’explication, dit le Maharal du nom de D.ieu en « quinze ». Ce nom de D.ieu « יָ-הּ » est la fondation des deux mondes - « צוּר עוֹלָמִים ». C’est-à-dire que ce nom de D.ieu représente, si l’on peut dire, la fusion des deux notions qui sont « devenir » et « être ». Cela peut paraître abstrait, je le concède. Gardez simplement cette conclusion dans un coin de votre esprit, nous y reviendrons bientôt avec Dayeinou et vous verrez que cela sera plein de sens.
La gratitude
Quel est l’objectif de Dayeinou ? Que cherche-t-on à accomplir en chantant cette chanson ? Qu’est-ce qu’on y exprime ? Eh bien, c’est à peu près évident : Dayeinou est un chant qui évoque la gratitude, le remerciement à D.ieu pour tous ses bienfaits envers nous.
Qu’est-ce que la Hodaa ?
La gratitude est un concept fascinant. J’ai déjà eu l’occasion d’en parler plus en longueur dans d’autres cours[8]. Je vais rapidement résumer les conclusions ici.
La gratitude se dit en hébreu : « הודאה » - Hodaa. Le terme « הודאה » possède trois significations : Eloge ; Remerciement ; Aveu. Cela veut forcément dire qu’il y a un concept fondamental dont ces trois éléments ne seraient que des déclinaisons. La théorie que j’ai développée par le passé est que ce concept fondamental est : Reconnaissance pénible d’une relation déséquilibrée. C’est-à-dire que ce phénomène de Hodaa a pour point de départ une situation de relation déséquilibrée. On arrive à ce genre de situation par grosso modo trois moyens possibles :
- Je t’ai fait un cadeau
- J’ai commis envers toi une méchanceté
- J’ai reconnu chez toi une attitude noble
La nature humaine est ainsi faite qu’elle ne supporte pas les relations déséquilibrées ; elle cherchera la réciprocité. C’est ce qui fait que si l’on me fait un cadeau, je serai tenté de faire un cadeau immédiatement en retour. C’est aussi ce qui explique le phénomène de revanche.
Mais il existe des cas où cette réciprocité ne pourra pas s’appliquer. Par exemple, je ne pourrais probablement jamais rendre la pareille à une personne qui m’a sauvé la vie. Comment dans ce cas-là pourrais-je rétablir l’équilibre dans ma relation avec mon sauveur ? De même, si je ne veux pas me venger parce que je trouve cette attitude condamnable, comment la relation pourrait-elle de nouveau s’équilibrer ?
C’est là qu’on fait intervenir le concept Juif de Hodaa. Si l’on y pense, c’est un concept qui n’a pas de sens. Le Ramban affirme même que le phénomène de Hodaa relève du miracle, justement parce qu’il n’a pas de sens. Si je suis capable de te regarder dans les yeux et de reconnaître le déséquilibre qu’il y a dans notre relation, et que tu comprends et acceptes mes propos ; alors notre relation se rééquilibre. Incroyable, non ? Normalement, on aurait imaginé que ce serait le contraire : si j’affirme que je t’ai fait quelque chose de mal, cette affirmation ne devrait qu’amplifier le déséquilibre ! Eh bien, non, c’est le contraire qui s’opère ; c’est le miracle et le paradoxe de la Hodaa[9][10].
Mais la Hodaa est un phénomène délicat.
Imaginez qu’un collègue vous ait fait vivre un calvaire pendant cinq ans : à cause de lui, vous avez fait de nombreuses heures supplémentaires, à cause de lui vous n’avez eu aucune promotion, vous avez été la risée d’une partie de vos collègues etc. Et ce collègue vient vous voir à votre bureau et vous demande pardon. Il reconnaît son tort, il reconnaît qu’il a mal agi et vous demande pardon. Mais, au fur et à mesure qu’il parle, vous vous rendez compte qu’il n’a pas compris l’ampleur du mal qu’il vous a causé. Certes, il cherche à se faire pardonner, il ne se sent pas bien ; mais il n’a pas saisi à quel point il vous a fait du mal… Pourriez-vous lui pardonner, oublier tout ce qu’il vous a fait et aller de l’avant comme s’il ne vous avait rien fait ? Non, ce serait très dur, même impossible.
En effet, la Hodaa ne marche que si elle est complète. C’est tout ou rien.
Irréductible complexité
Il y a des sortes de cadeaux pour lesquels on a du mal à exprimer une Hodaa adéquate. Pour bien comprendre cela, je vous propose une analogie que je trouve très bonne. Cette analogie vient du monde de la Biologie.
La théorie Darwiniste de l’évolution est la combinaison de deux phénomènes : la mutation génétique et la sélection naturelle. On part d’un organisme qui remplit très bien sa fonction et là il se met à muter, il subit soixante-dix milles mutations, parmi lesquelles soixante-neuf-mille-neuf-cent-quatre-vingt-dix-neuf ne sont pas bénéfiques pour l’organisme et donc leurs progénitures meurent. Mais il y a une mutation qui elle, est bénéfique pour l’organisme lequel survivra, et son avantage sera transmis à toutes ses progénitures. Avec le temps, les progénitures de cet organisme peupleront plus rapidement et pourront prendre l’avantage sur les autres mutations d’autant plus rapidement que le bénéfice qu’elles tirent de la mutation est grand. Ils formeront alors la nouvelle espèce dominante jusqu’à ce qu’une nouvelle mutation n‘arrive et que le processus soit reproduit. Après des millions de mutations, on commence à avoir un organisme intéressent comme, par exemple, l’Homme.
Michael Behe, un professeur de Biochimie, est à l’origine du concept de « complexité irréductible » dans la Biologie. Il prétend que la théorie Darwiniste de l’évolution présente des défauts. En effet, les avancées récentes de la biochimie ont montré qu’il y a certains types de mutations qui n’ont procuré aucun avantage ; ce n’est que combinées à d’autres mutations futures qu’elles ont procuré des avantages, permettant la sélection naturelle. Mais, si l’on suit la théorie de l’évolution de Darwin, comment se fait-ils que de telles mutations aient pu perdurer puisqu’elles ne procuraient aucun avantage immédiat ?
En somme, la théorie de l’évolution marche bien lorsqu’il s’agit d’expliquer comment un organisme qui fonctionne déjà bien fait pour devenir encore meilleur. Par contre, elle a du mal à expliquer comment un organisme qui n’a jamais marché puisse fonctionner pour la première fois. Dans son livre[11], il donne plusieurs exemples:
- Le flagelle, comme les cils de certaines cellules et bactéries, constitue un moteur moléculaire rotatif qui assure leur mobilité. Dans le cas des procaryotes (comme la bactérie E. coli), leur fonctionnement nécessite l'interaction d'une quarantaine de protéines complexes, et l'absence d'une seule de ces protéines empêche le flagelle de fonctionner.
- La coagulation sanguine chez les vertébrés se fait par une cascade complexe de processus biochimiques. Il en est de même des anticorps du système immunitaire, qui présentent à la fois une substance marqueur et une substance tueur, indispensables l'une et l'autre au fonctionnement.
Dans ces exemples, la théorie de l’évolution ne permet pas d’expliquer leur création. En effet, comment expliquer par le biais de la sélection naturelle que tous ces éléments nécessaires à chacun d’eux soient apparus sans qu’ils ne confèrent, séparément, aucun avantage. Et donc, si un seul de ces éléments était apparu par mutation génétique, étant donné qu’il ne confère aucun avantage, il n’aurait pas été retenu par la sélection naturelle. On peut penser que tous ces éléments se soient assemblés de manière aléatoire, mais cela n’a pu être le fruit de la sélection naturelle. C’est ce que Michael Behe a appelé la « complexité irréductible ».
Application à la Hodaa
Bref, mon propos n’est pas de traiter de la validité de la biologie ou de la thèse de Michael Behe ; je ne vous ai raconté tout ça que pour vous introduire le concept de « complexité irréductible »[12]. Et je crois que ce concept peut s’appliquer à d’autres domaines que la biologie ; je crois qu’il existe des situations de « complexité irréductible » dans la Hodaa ; il est possible d’offrir à une personne un cadeau de complexité irréductible.
Prenons un exemple :
Une femme est prise de contractions subites et doit accoucher pendant ses vacances, dans un endroit où elle est seule sans sa famille. Et vous, vous occupez d’elle : votre grande fille garde les enfants de cette femme, vous l’amenez à l’hôpital, vous lui préparez ses repas, vous réglez ses papiers avec l’hôpital etc.
Comment pourriez-vous résumer le bien, le cadeau que vous avez fait à cette personne ? Eh bien, on pourrait dire que vous l’avez aidé à devenir maman, à donner la vie à son enfant. C’est une manière de voir les choses ; mais en fait, vous lui avez donné une aide de complexité irréductible : vous lui avez en réalité donné quinze ou vingt cadeaux qui ont tous concouru à la réussite de la transition de cette femme vers son nouvel état. Et s’il manquait ne serait-ce qu’un de ces cadeaux, la réussite n’aurait pas été au rendez-vous.
Alors, comment peut-on exprimer la gratitude, la Hodaa, pour ce genre de cadeau de complexité irréductible ? Etant donné que la gratitude est un phénomène complexe du type « tout ou rien » et qu’elle se doit d’être complète, il serait bien insuffisant de dire : « Merci pour tout, merci de m’avoir aidé(e) à me sortir de la situation difficile dans laquelle j’étais ». Il faudrait détailler, montrer que l’on a bien saisi le bien prodigué dans toute sa complétude, que l’on s’est bien rendu compte que s’il ne manquait qu’un seul de tous ces bienfaits, on ne s’en serait pas sorti avec succès de cette situation ! Et ça, on pourra le montrer en étant spécifique plutôt que général[13].
Conclusion
La sortie d’Egypte irréductiblement complexe
Dayeinou est une expression de Hodaa pour un cadeau de complexité irréductible que nous avons reçu. Dayeinou est une expression de Hodaa pour quinze cadeaux que D.ieu nous a faits lors de la sortie d’Egypte. Cela ne suffit pas que je reconnaisse le cadeau global qui est que D.ieu nous a libérés et fait de nous un peuple libre sur notre terre. Il faut que je reconnaisse chaque étape, chaque morceau de ce grand cadeau en tant que partie de ce grand cadeau, si je veux que ma Hodaa soit agréée.
Quand je regarde en arrière ce grand cadeau que D.ieu m’a donné, je dois me rendre compte que non seulement je ne méritais pas ce grand cadeau, mais je ne méritais même pas chacune des quinze parties qui ont constitué l’ensemble de ce cadeau.
Vous pourriez me dire que chaque morceau n’a aucun sens s’il est seul car : « s’Il nous avait ouvert la mer mais ne l’avait pas refermée derrière nous, cela ne nous aurait pas suffi puisque les Egyptiens nous auraient rattrapés ! En fait cela n’aurait servi à rien ! ». Mais si vous me dites cela, c’est uniquement parce que vous regardez la sortie d’Egypte et Dayeinou avec les yeux du ’Olam Hazé, avec les yeux du monde du « devenir ». Mais dans une perspective du monde de l’« être », ceci n’est plus vrai.
La gratitude de l’être
Je vais essayer d’être plus précis : il y a deux manières de voir Dayeinou ; il y a deux manières de voir un cadeau de complexité irréductible. En effet, ce type de cadeau est en soi un paradoxe, parce que je peux vous poser la question suivante : « Est-ce que chaque composant d’un système de complexité irréductible est signifiant ou insignifiant ? » Et la réponse est : « Les deux à la fois » !
Parce que d’un côté, lorsque j’assemble les éléments entre eux, chacun des éléments n’apporte aucun bénéfice, il ne sert à rien et est donc insignifiant – parce que je suis en train d’assembler, parce que je suis dans un monde de « devenir ». Mais une fois que j’ai tout assemblé, une fois que le système fonctionne et que je le regarde comme un tout, alors là, je me rends compte que chacun des éléments est crucial à la bonne fonction du système – parce que si je n’enlève qu’une seule pièce de cet ensemble, tout s’effondre !
Bref, chaque élément d’un cadeau de complexité irréductible est insignifiant dans un monde du « devenir » mais a une importance cruciale dans un monde de l’« être ». C’est le paradoxe de l’irréductible complexité d’un cadeau : je ne peux me rendre compte de l’importance de chaque partie du cadeau qu’une fois qu’il est entièrement donné et que je peux regarder en arrière et contempler tout ce qu’il s’est passé.
Quinze étapes
Dayeinou est le moyen pour nous d’exprimer une Hodaa pour un cadeau de complexité irréductible. Et je crois que le nombre quinze est un code pour parler de complexité irréductible dont le nom de code serait « marches » ou ma’aloth ; comme les quinze marches dans le Temple, sur lesquelles les quinze Chir Hama’aloth étaient chantés par les Léviim.
Il se passe quinze jours pour que la lune passe de l’état invisible à l’état plein, terminé. Pendant ces quinze, la lune emprunte un trajet de « devenir », elle part de « rien » et arrive à sa « complétude », en passant par toutes ses étapes intermédiaires. Le quinze du mois correspond à la phase de la lune qui a terminé son devenir, qui a atteint son « être » ; elle a cessé de devenir, elle est. De même, tout ce que l’on peut faire dans ce monde ne sont que des étapes pour devenir ce qu’on sera dans le monde futur. Le nom de D.ieu en quinze, « יָ-הּ », finalement, est le nom de D.ieu que l’on associe à ce processus de passage du « devenir » en « être ». Et c’est cela l’union des nombres sept et huit, c’est le pont qui relie le monde du « devenir » à celui de l’ « être ».
C’est pour cela que Dayeinou est aussi en « marches », en ma’aloth. C’est d’ailleurs le terme que le poète a employé dans son introduction : « כַּמָה מַעֲלוֹת טוֹבוֹת לַמָּקוֹם עָלֵינוּ ». Ceci, justement pour signifier que Dayeinou constitue un remerciement pour chacune des étapes, des marches, qui ont mené du « devenir » à l’ « être », et pour lesquelles nous sommes redevables vis-à-vis d’Hachem.
Et ce qui est fascinant, c’est que le refrain Ilou et Vélo porte le même message. En effet, une marche est composée de deux éléments : la marche (partie horizontale) et la contremarche. La marche, c’est ce qui permet d’entrer, de s’enfoncer dans un endroit qui nous était inaccessible jusqu’alors. Mais on ne peut pas aller trop loin, puisque la contremarche casse cet élan et on ne pourra avancer que si l’on passe à la marche supérieure, à un monde de nouvelles possibilités, et là, encore une contremarche etc. C’est exactement ce qu’on avait pressenti dans les mots Ilou et Vélo au sens et à l’écriture opposés : Ilou – si seulement – représente le rêve, Vélo – mais non – c’est la contremarche…
Dayeinou est une série de marches. D’ailleurs, si vous regardez attentivement votre haggada le soir du séder, vous verrez que ça ressemble réellement à un escalier ! Tous ces lamed des mots Ilou et Vélo connectés les uns aux autres de haut en bas, n’est-ce pas que ça ressemble étrangement à un escalier ?
Traduit librement par Naty à partir d’une conférence donnée par Rav Fohrman à Baltimore au cours du printemps 2000. Le titre original de cette conference est : « Would it really had been enough? – A closer look at Dayeinu »[14]
[1] (N.d.T.) Rav Fohrman ne résoudra finalement pas cette énigme lors de cette séance. Vos propositions seront les bienvenues ! D’ailleurs, il y a surement beaucoup d’autres exemples d’énigmes qui pourraient être résolues avec la même réponse. Vous en voyez ?
[2] Je ne veux pas traiter de la question de savoir si la théorie du Big Bang a sa place dans une optique juive, ce n’est pas mon sujet maintenant. Cependant, à toute fin utile, je vous renvoie à l’interprétation du Ramban sur les notions de Tohou et Bohou au début de Béréchit. Vous verrez que les mots d’un sage de l’Espagne du 13ème siècle ont un air très moderne et font étrangement penser à la théorie du Big Bang.
[3] Et ce n’est pas une coïncidence si la Torah commence par la lettre beth – qui a pour valeur numérique : deux. En effet, la création du monde marque le début de la pluralité, comme pour dire que D.ieu n’est plus seul désormais. Le monde qu’il a créé « l’accompagne ».
[4] « Supranaturel » ne signifie pas forcément D.ieu ou les miracles etc. Il signifie de manière très simple : ce qui est au-delà de la nature. Par exemple : ce n’est pas par hasard que la circoncision doit être faite le huitième jour (si elle est pratiquée le septième jour, elle n’est pas valable) parce qu’elle est supranaturelle. Et l’argument anti-circoncision est justement que « Ce n’est pas naturel ! Si D.ieu voulait que l’on soit circoncis, il nous aurait créés circoncis ! » C’est bien la preuve que la circoncision est supranaturelle.
[5] Disponible ici en Français : http://ravfohrman.blogspot.com/search/label/LeShabbat
[6] Les Juifs ne parlent pas beaucoup du monde à venir, on tente plutôt de l’ignorer. C’est une différence que l’on a avec les Chrétiens. Un de mes Rav disait qu’il trouvait que le monde à venir n’était pas une motivation pour accomplir des choses dans ce monde ; il accomplissait des choses pour ce monde, pas pour un autre monde.
[7] Les physiciens disent que l’Espace et le Temps n’ont de sens que pour un monde qui est en mouvement, en changement, en évolution.
[8] Voir par exemple : http://ravfohrman.blogspot.com/2012/02/yossef-et-ses-freres-se-sont-ils-jamais.html (en particulier le paragraphe L’ultime Rencontre)
[9] Au passage, il faut expliquer cela aux enfants. Pourquoi les enfants (et certains adultes) ont-ils autant de mal à dire « merci » ou « pardon » ? La réponse est que justement la Hodaa n’est pas un concept intuitif. En disant ces mots, ils ont l’impression d’augmenter le déséquilibre plutôt que de l’estomper.
[10] Les psychologues disent qu’il y a trois mots à apprendre avant de se marier afin que le mariage ait toutes ses chances de réussite. Savez-vous lesquels ? Vous allez être déçus, car parmi ces trois mots ne se trouve pas le fameux « je t’aime » mais : « merci », « je m’excuse » et « je t’admire » qui sont, on s’en doutait, trois expressions de cette notion de « הודאה » - « reconnaissance ».
[11] Darwin's Black Box: The Biochemical Challenge to Evolution
[12] Je vous invite néanmoins à lire son livre.
[13] Par exemple, quand on invite des ba’hourei yeshiva pour un repas le shabbat, il y a deux types de remerciements que nous recevons à la fin. Certains disent : « merci pour tout, c’était très bon etc. » et d’autres disent : « J’ai beaucoup apprécié la dinde et le mélange d’épices etc. ». Ce sont ces derniers qui montrent bien mieux qu’ils ont saisi le cadeau qu’ils ont reçu…
Excellente analyse (comme d'habitude ).
RépondreSupprimerJe pose cependant une réserve sur la nécessite de la digression généticienne darwinienne, qui n'est , à mon sens , pas indispensable pour comprendre la notion d'"irréductible complexité". Je trouve que ça atténue le coté percutant des notions abordées .
Je reste quand même fasciné par la qualité d'approche.
Je suis entirment dacord avec vous!
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