Je tiens à préciser que ces questions ont été posées à Rav Fohrman sans préparation préalable. Ces réponses ont été collectées à divers moments de notre séjour en Février 2013, et à chaud : il découvrait les questions, juste avant d’y répondre.
Naty : Concernant votre livre La Reine que Vous Pensiez Connaître, y-a-t-il une source dans un Midrash ou dans un Rishone de votre théorie que le nom de la fête « Pourim » viendrait de la notion de Hafarath Nédarim (annulation des vœux) ?
Rav David Fohrman : Je crois que la vraie source se trouve dans le texte de ’Al Hanissime lui-même. On peut y lire : « הֵפַרְתָּ אֶת עֲצָתו וְקִלְקַלְתָּ אֶת מַחֲשַׁבְתּו »
qui est un emprunt du langage de Hafarath Nédarim. Et, pour renforcer ceci, avant de lire le texte s’intitulant Shoshanat Ya’akov à la suite de la lecture de la méguila le soir, nous disons : « אֲשֶׁר הֵנִיא עֲצַת גּוֹיִם וַיָּפֶר מַחְשְׁבוֹת עֲרוּמִים » où l’on retrouve les deux expressions utilisées dans le passage de la Torah traitant de la Hafarath Nédarim (Début de la parachat Matote).
qui est un emprunt du langage de Hafarath Nédarim. Et, pour renforcer ceci, avant de lire le texte s’intitulant Shoshanat Ya’akov à la suite de la lecture de la méguila le soir, nous disons : « אֲשֶׁר הֵנִיא עֲצַת גּוֹיִם וַיָּפֶר מַחְשְׁבוֹת עֲרוּמִים » où l’on retrouve les deux expressions utilisées dans le passage de la Torah traitant de la Hafarath Nédarim (Début de la parachat Matote).
Naty : Quelle est la source – le mékor – des méthodologies que vous utilisez ? En particulier, l’intertextualité et les chiasmes.
Rav David Fohrman : Dans l’exemple précédent, il semble que nos maîtres aient vu, dans Pourim, un lien avec la Hafarath Nédarim, mais ils n’ont pas dit clairement « Vous savez quoi ? Eh Bien Pourim vient de Hafara… ». Ils ne le disent pas clairement, mais utilisent directement le lien en question. Et, je crois que ceci est général dans les enseignements de ’Hazal. Ils ne disent pas comment ils arrivent à leur résultat, ils le disent, c’est tout. Pourquoi ’Hazal ont-ils agi comme cela ? C’est une question de laquelle on pourrait débattre. Les enseignements de ’Hazal n’ont pas été écrits de la même manière qu’un document légal ou qu’un document bancaire ; ’Hazal ont écrits leurs enseignements de manière très concise et imagée. Pourquoi cela ? Je ne sais pas, certains voudraient dire que cela relève des Sitrei Torah. J’ai d’ailleurs rencontré récemment une personne qui est un vrai talmid ’hakham et selon qui mes enseignements sont vrais mais seraient plutôt à classifier en tant que Sitrei Torah. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec lui, je classifierais plutôt mes enseignements comme du ’Omek Hapchat – un pchat éclairé par des enseignements du Midrash mais dont l’objectif reste de découvrir le sens simple du texte.
Un autre exemple est l’article que tu as posté sur le blog et que tu as intitulé Le Chant de Myriam. Il y a un appui très fort du Midrash pour mettre en relation les épisodes du Yam Souf et du Nil. Et, en même temps, on a vu qu’il y avait aussi des rappels textuels nombreux entre ces deux passages de la Torah. Le Midrash dit qu’il y a un lien entre ces passages sans vraiment le dire. Pourquoi le Midrash ne le dit-il pas clairement ? Pourquoi ne dit-il pas quelque chose comme « voici les connexions textuelles etc. Tu les vois ? Alors voilà ce que ça veut dire etc. » ? C’est dur de répondre à cette question, mais d’un autre côté : Penses-tu que le Midrash ne connaissait pas tous ces liens textuels ? Penses-tu que nos sages aient dit ça un peu au hasard et puis ont remarqué que les textes se ressemblaient ? C’est difficile à croire… Il faut plutôt en conclure que le Midrash n’était pas intéressé par nous dévoiler tous les pssoukim qui appuyaient ce qu’ils avaient à dire.
Je vais donner une image pour expliquer ce comportement des sages du Midrash :
Imaginons qu’on aille voir le garagiste parce qu’on a un problème avec sa voiture. Lorsqu’on va récupérer sa voiture, le garagiste dit que le problème venait du clignotant et qu’il a dû le changer et que ça coûtera 150$. Pourquoi, à ce moment-là, le garagiste ne se lance-t-il pas dans une explication de comment il avait mené le diagnostic et de comment il avait réparé la voiture en faisant une belle drasha : « Voilà, j’ai utilisé tel logiciel, j’ai branché l’ordinateur sur tel et tel capteur de la voiture. Puis, à partir des résultats d’analyses du logiciel, j’en ai conclu que etc. » ? La réponse est que tout simplement parce que ça ne nous intéresse pas ! Ce qui nous intéresse, c’est de savoir ce qui n’allait pas, ce qui a été fait et combien ça coûte…
Il en va de même pour le Midrash. Il donne la conclusion, il explique pourquoi Myriam a soudain voulu faire un chant pour les femmes. Ah, si on veut savoir comment le Midrash l’a su, c’est qu’on souhaite devenir aussi un garagiste, qu’on veut apprendre le métier, alors c’est complètement différent ! Sommes-nous là pour réparer notre clignotant ou bien pour devenir garagiste ? Le Midrash n’est pas un livre qui sert à apprendre comment être un Midrash. Le Midrash est là pour nous dire ce que ’Hazal pensent. Il nous donne quelques indices et, ensuite, hamévine yavine. Si on veut aller plus loin, alors rien ne nous empêche de le faire, mais ce n’est pas le rôle du Midrash de nous enseigner comment être le Midrash.
Les sages, en compilant le Midrash, n’ont pas écrit un livre de méthodologie. Il y a un livre que je cite souvent et qui s’intitule How to read a book de Mortimer J. Adler. Un des principes qu’il mentionne est le suivant : avant de lire un livre il faut absolument connaître le genre de livre que c’est. Si je lis un livre de chimie en pensant que je suis en train de lire un livre de poésie, je risque d’être déçu ! La question est alors : quel genre de livre est le Midrash ? La réponse est que le Midrash n’est PAS un livre de méthodologie. Le Midrash utilise des méthodologies pour arriver à ses conclusions, mais ce n’est pas un livre pédagogique pour nous apprendre ses méthodologies. Je crois que c’est pour cela que le Midrash ne mentionne pas toutes les preuves qu’il a pour appuyer ses enseignements, il n’en donnera que quelques-unes et montrera par exemple un passouk qui se connecte à tel autre passouk, et puis c’est tout.
Je vais donner un autre exemple. ’Hazal dans Midrash Rabba à propos du « הַכֶּר-נָא » que Tamar a dit à Yéhouda (Béréchit 38), ils le mettent en relation avec le « הַכֶּר-נָא » des frères de Yossef montrant la tunique ensanglantée à leur père (Béréchit 37). De plus Rachi cite aussi un Midrash au début du Chapitre 38 sur le passouk qui dit « וַיֵּרֶד יְהוּדָה מֵאֵת אֶחָיו » et dit que cela nous apprend que « שהורידוהו אחיו מגדולתו », créant ainsi un lien direct entre les chapitres 37 et 38 qui n’ont a priori rien à voir[1]. Crois-tu que ’Hazal aient parlé au hasard, qu’ils aient tenté quelque chose sans savoir que des chapitres qui se suivent devaient avoir des liens entre eux ? Non, forcément, nos sages savaient que la structure de la Torah a un sens, que si deux chapitres se suivent, c’est qu’ils ont des thèmes communs etc. Et, je crois que s’il n’y avait que ces deux liens entre les Chapitres 37 et 38, cela n’aurait pas suffi à ’Hazal pour arriver à leurs conclusions. Ils ne nous montrent donc que la partie visible de l’iceberg…
Bien. Pour répondre à ta question de connaître la source de cette méthodologie, c’est un peu difficile de répondre parce que je ne pourrais pas trouver un enseignement de ’Hazal expliquant la méthodologie. Ce que je peux montrer, en revanche, scientifiquement, c’est qu’il n’est pas raisonnable de penser que nos sages soient arrivés à leurs conclusions sans avoir vu toutes ces preuves textuelles et donc, on voit qu’ils ont forcément dû utiliser ces méthodologies. C’est ce que je peux proposer de mieux…
C’est-à-dire que d’une part, cette méthodologie a l’air de marcher sur le texte de la Torah et, d’autre part, il semble que ’Hazal l’utilisaient aussi et c’est comme ça qu’ils ont construit les midrashim.
La question que l’on pourrait alors se poser est la suivante : Qu’est-ce qu’on fait de tout ça ? Est-ce que seuls les maîtres du midrash avaient le droit d’utiliser cette méthodologie, mais nous, aujourd’hui, nous n’en aurions plus le droit ? Eh bien, on pourrait dire ça. Mais d’un autre côté, est-on sûr d’avoir en notre possession tous les midrashim, après 2000 ans ? Probablement que non. Probablement que nous n’avons qu’un fragment de ce que nos sages savaient. Alors, qu’est-ce qu’on fait ?
Parlons maintenant du Atbach. Car si je pense pouvoir prouver que les sages du Midrash utilisaient de nombreux outils littéraires, je ne pense pas encore être en mesure de démontrer qu’ils utilisaient le Atbach. Ceci étant dit, si on lit la Torah avec les « yeux ouverts », on voit que la Torah est écrite en Atbach, c’est un fait ! Cependant, si l’on est sûr que la Torah utilise le Atbach, on n’est pas sûr de la manière de l’interpréter. Alors, il faut réfléchir et prendre la meilleure option. Et si l’on regarde les Atbach de la Torah avec un œil scientifique, il est raisonnable de penser qu’un texte écrit en Atbach veut donner de l’importance à son centre. Est-ce que je sais de manière sûre que cette supposition est vraie ? Non, je n’en suis pas sûr. Mais c’est une théorie. Regarde, par exemple, la théorie de Copernic. Lui était convaincu que la Terre tourne autour du Soleil. Il pouvait expliquer beaucoup de mystères en utilisant sa théorie, mais sa théorie n’a pu réellement être démontrée que des siècles plus tard, une fois qu’on a pu envoyer des engins dans l’Espace ! Il en va de même pour moi en ce qui concerne le Atbach. Cela a du sens pour moi, cela explique beaucoup de choses de considérer qu’un Atbach est important pour son centre, et j’en suis convaincu ; mais je ne peux pas le prouver.
Suis-je le premier à avoir trouvé que la Torah était écrite en Atbach ? Bien sûr que non. De même, l’idée que le Atbach nous invite à considérer son centre n’est pas nouvelle. Il se trouve que je suis arrivé à cette conclusion par mes recherches et qu’après j’ai trouvé un très bon livre écrit il y a trente ans environ qui retrace l’utilisation des chiasmes dans l’antiquité : Chiasmus in Antiquity de John Welsh. Dans ce livre, il montre que les chiasmes étaient aussi utilisés par des civilisations non-juives de l’antiquité. Il montre aussi que la Torah en use plus (en nombre) et de manière plus élégante, plus précise que ce que l’on peut trouver dans ces autres civilisations. On pourrait se demander alors : comment se fait-il que la Torah utilise des outils que des civilisations non-juives utilisaient également ? Eh bien, je répondrais la chose suivante : La Torah est aussi une œuvre littéraire. Imagine que tu sois D.ieu et que tu souhaites fabriquer une paire de chaussures ; peut-être qu’il y aurait dans ton processus de fabrication certains éléments similaires à ceux que les hommes ont déjà trouvé. Donc si D.ieu doit écrire un texte, il utilisera les meilleurs moyens possibles pour écrire ce texte. Que des hommes aient trouvé après des milliers d’années d’existence des outils approchant la perfection ne doit pas nous étonner. Un autre exemple : les cellules du corps humain. Les machines, les robots que les hommes construisent ont des fonctionnements qui se rapprochent de celui du corps humain. Est-ce que cela veut dire que D.ieu nous avait copié ? Bien sûr que non !
Cela étant dit. Pour moi, l’utilisation de ces méthodologies est très ressemblante à l’image des cellules en Biologie. Avec le temps, les hommes peuvent comprendre comment les cellules fonctionnent, ils peuvent découvrir l’ADN, comment il est composé etc. De même, avec le temps, on peut découvrir la Physique : Newton, Einstein, toutes les lois de la physique etc. On peut comprendre comment le monde fonctionne.
Bon. Aurions-nous été capables de fabriquer une cellule, un homme, un monde ? C’est une chose que de découvrir, mais d’utiliser ces découvertes pour recréer, c’en est une autre ! Il est bien plus aisé de découvrir que de créer par nous-mêmes.
Eh bien, je crois que c’est pareil dans l’univers de la Torah. Il est bien plus facile de découvrir le sens de la Torah en utilisant ces méthodologies que si nous devions écrire un tel livre par nous même, bien que connaissant les différentes méthodologies utilisées.
Pour revenir à la question de départ : d’où ces méthodologies viennent.
1/ Ces méthodologies ont l’air de fonctionner ; au moins scientifiquement, ce sont des théories qui tiennent la route. Par analogie, les lois d’Einstein ont l’air de décrire la relativité mais en même temps on sait qu’elles ne sont pas parfaites puisqu’on a besoin de la physique quantique pour compléter le tableau : et on n’a pas encore réussi à trouver une théorie qui allie les deux. Alors : Est-ce que la théorie de la relativité est parfaite ? Non, elle a encore besoin de quelques arrangements. Est-ce que la mécanique quantique est parfaite ? Non, elle a encore besoin de quelques arrangements. Mais on vit avec ces deux théories en attendant d’en trouver une meilleure. Je pense que c’est pareil pour mes théories. Peut-être que dans trente ans on dira : « Oh, Fohrman avait eu de jolies théories, mais n’avait pas réellement compris certaines choses puisque, voilà ce texte contredit sa théorie sur un autre texte… » Alors il faudra sûrement affiner ces théories et les parfaire avec le temps. Je ne pense pas que j’ai trouvé quelque chose de révolutionnaire. Je pense que j’ai trouvé quelque chose qui marche plus ou moins.
2/ Ces méthodologies ont l’air d’être utilisés par nos maîtres, comme je l’ai expliqué.
Maintenant, certains soutiennent que de nos jours, nous n’avons pas le droit d’utiliser ces méthodologies ; seuls ’Hazal le pouvaient. J’entends cet avis. Pour reprendre l’analogie avec la science, la théorie de la relativité est très puissante, et très dangereuse. Elle a permis la confection de la bombe atomique. Est-ce pour autant que l’on n’aurait jamais dû découvrir la théorie de la relativité ?
Je crois que c’est pareil dans le monde de la Torah. Utiliser ces méthodologies doit se faire avec beaucoup de responsabilité. Une personne avec beaucoup de charisme pourrait utiliser cette méthodologie à mauvais escient et faire croire à son auditoire que ses théories sont vraies car s’appuyant sur des méthodologies puissantes ; et ses théories auront même l’air vraies ! Non, il faut utiliser ces méthodes avec beaucoup de sérieux, toujours dans une recherche de Emeth, avec honnêteté. J’ai bien conscience que ces méthodologies pourraient être utilisées par des personnes mal intentionnées. De même, lorsque je fais ces vidéos pour les élèves de lycées[2], il y a un risque que certains de ces jeunes utilisent ces méthodologies sans avoir assez de connaissances et arrivent à des conclusions qui n’ont pas vraiment de sens. C’est un risque que j’accepte de prendre. Pour moi, il est bien plus important de donner à des étudiants de lycée l’envie d’étudier la Torah et d’être épatés par son message ! [3]
Naty : Hier, nous discutions avec un Rav connu pour ses drashot sur le Tanakh. Lui pensait que la manière de démontrer qu’une théorie est juste est de la présenter à de multiples groupes de personnes versées : s’ils n’ont pas d’objection, la théorie est de facto acceptée. Que pensez-vous de cette façon de voir, et peut-on l’appliquer à vos théories ?
Rav David Fohrman : Oui, c’est ce qu’il disait. Mais je ne suis pas vraiment d’accord avec lui. Ce n’est pas très clair cette notion de « accepté / non accepté ». D’après toi, est-ce que Rabbeinu Ba’hya et son ’Hovot Halevavoth sont-ils « acceptés » ? Oui, ils sont acceptés ; mais le sha’ar haiy’houd dans la première partie du ’Hovot Halevavoth est moins acceptée. Est-ce pour autant qu’on ne va pas « accepter » le ’Hovot Halevavoth ? Pourtant, lui-même, Rabbeinu Ba’hya, dit combien il pense que cette partie de son livre est fondamentale…
Autre exemple : le Moré Névoukhim du Rambam. Il n’a pas été accepté à son époque et encore aujourd’hui, certains ne l’accepteraient pas. C’est pourtant un ouvrage important pour la philosophie.
En fait, je crois que la définition de ce qu’on appelle « accepté » est trop vague. Qui doit accepter pour que ce soit accepté ?
Et je crois que c’est valable pour mes enseignements. J’espère que personne ne rentre chez lui après l’un de mes shiurim et dit : « Le grand Rav Fohrman a dit cela, donc c’est vrai et j’y crois » ; ce serait ridicule ! Non, on ne peut croire en mes enseignements qu’après examen attentif du texte, des preuves que j’amène et uniquement si on pense que c’est effectivement ça qui s’y passe.
On en parlait ensemble hier, certaines personnes croient en des enseignements parce qu’elles respectent la personne qui les a dits. Ils diront par exemple : « Rachi l’a dit, alors j’y crois ; Ramban l’a dit, alors j’y crois » et moi aussi, je le dirais. Mais même sur des personnes contemporaines, ils diront par exemple : « Le Rosh Yeshiva de Mir l’a dit, alors j’y crois ; un Rav à Mir l’a dit, alors j’y crois ; un très bon ba’hour de Mir l’a dit, alors… ». Jusqu’où ? C’est difficile à définir, n’est-ce pas ? On dirait qu’on croit les gens en fonction de leur parcours ou de la longueur de leur barbe. Ce n’est pas comme ça que ça doit être ! Est-ce qu’on le ferait en science ? Est-ce qu’on croirait une théorie scientifique uniquement parce que c’est un professeur d’une prestigieuse université ? Bien sûr que non ! On dirait : « montre-moi ta théorie et je vais voir si je peux la reproduire en laboratoire et ça n’est qu’ensuite que je dirais si cette théorie est valable ». Eh bien c’est pareil pour notre cas : le laboratoire, c’est le texte de la Torah auquel je vais confronter la théorie. Et ça peut créer des conflits chez certaines personnes pour qui il sera difficile de choisir entre « une théorie qui m’a l’air vraie » mais qui vient d’une personne que je ne connais pas…
Naty : Est-ce que vous pensez que l’avènement des nouvelles technologies pourrait expliquer pourquoi ces méthodologies seraient utilisées aujourd’hui alors qu’elles ne l’étaient pas par les Richonim ?
Rav David Fohrman : Peut-être. Je ne sais pas vraiment répondre à cette question. Maintenant, c’est vrai que la technologie facilite le travail : aujourd’hui on peut utiliser cette méthodologie sans avoir besoin de tout connaître par cœur, on peut retrouver toutes les occurrences d’un mot ou d’une racine en un claquement de doigt grâce aux bases de données et aux moteurs de recherche. Tandis qu’à l’époque, il fallait tout connaître par cœur !
D’un autre côté, la majorité des idées que j’ai trouvées ne l’ont pas été grâce à la technologie. Je trouve les choses parce que je note des ressemblances en lisant les différents passages que j’étudie. Ce n’est pas parce que j’ai des connaissances incroyablement grandes que j’y arrive, c’est, je dirais, l’habitude. Quand on devient familier avec cette méthodologie, alors naturellement, le cerveau va chercher à faire des connexions à chaque nouvelle lecture. Une des meilleures preuves que je pourrais amener est l’histoire suivante. Maintenant que j’ai sensibilisé les personnes qui viennent à mon shiour le shabbat matin à ce type de méthodologie, ils lisent le texte avec cette grille de lecture qu’est l’intertextualité. Par exemple : le shabbat de Ki Tetsei, lorsqu’on a lu la parasha, et qu’on est arrivé au passouk qui parle de la ’halitsa: « כָּכָה יֵעָשֶׂה לָאִישׁ, אֲשֶׁר לֹא-יִבְנֶה אֶת-בֵּית אָחִיו », j’ai songé, tout en lisant, que ce passouk me faisait beaucoup penser à un passage de la méguila qui est répété plusieurs fois: « כָּכָה יֵעָשֶׂה לָאִישׁ אֲשֶׁר הַמֶּלֶךְ חָפֵץ בִּיקָרוֹ ». J’avais juste noté le parallèle flagrant, mais ne savais encore comment cela pouvait s’interpréter. Et là, sans que je ne dise quoi que ce soit, pas moins de six personnes de ma shoul sont venues me voir à la fin de la lecture et m’ont fait remarquer ce même lien… Maintenant, est-ce qu’on va dire que ces gens et que moi-même sommes des grands talmidei-’hakhamim ? Non, je ne pense pas. Mais simplement, c’est une question de sensibilisation à cette approche du texte.
Bref, on n’a pas besoin d’être le plus grand talmid ’hakham sur terre pour arriver à utiliser cette méthodologie. Par contre, on a besoin de lire la Torah avec les yeux ouverts et être sensibilisé à la méthodologie.
Alors pourquoi les Richonim n’ont-ils pas utilisé cette méthodologie ? Je ne crois pas que ce soit lié à la technologie. Regarde, l’exemple que je t’ai donné de « כָּכָה יֵעָשֶׂה לָאִישׁ », je l’ai trouvé sans l’aide de la technologie. J’ai l’impression que c’est plutôt historique, et qu’aujourd’hui, il ya quelque chose dans l’air.
Je m’explique : Comment cela se fait-il que Newton et Leibnitz aient tous les deux inventé le calcul différentiel, indépendamment l’un de l’autre, sur une période de 10 ans, sans que chacun ait accès aux travaux de l’autre ? C’est une grosse coïncidence, non ? Je crois pour ma part qu’il y avait quelque chose dans l’air. Les travaux qui avaient été faits jusqu’alors étaient comme des pré-requis préparant le terrain pour cette nouvelle découverte ; du coup plusieurs personnes se mettent à chercher en même temps dans le même sens…
Je crois que c’est la même chose pour mes travaux. J’ai commencé à développer cette méthodologie sur le texte sans savoir qu’en Israël des personnes comme Ya’akov Medan ou Yoel Bin-Nun faisaient le même type de travail. Et eux aussi n’avait pas vent de ce que je faisais. Et pourtant nous avons commencé à travailler sur ces thèmes à peu près en même temps. Il y avait quelque chose dans l’air. Nous nous sommes mis à faire quelque chose qui n’avait pas été fait depuis de très nombreuses années, depuis le Midrash en fait. Pourquoi maintenant ? Je ne sais pas vraiment. Peut-être que les choses nous ont amenés jusqu’à ce point où la prochaine étape est de faire ce que nous faisons simultanément. Et peut-être que nos travaux sont des fondations pour les générations futures. Le travail des Richonim a aussi été une sorte de fondation pour les générations suivantes : Si Rachi, Seforno ou Ramban n’avaient pas écrit sur la Torah, probablement que les gens ne seraient pas en train de s’occuper avec l’intertextualité, ils seraient bien trop occupés à essayer de comprendre le sens des mots, ils seraient occupés à régler les problèmes de hashkafa fondamentaux que le Ramban a traité. Je pense que les Richonim ont été dérangés par les problèmes fondamentaux : par exemple, lorsque le Rambam a écrit le Séfer Hamitsvot, il l’a fait parce qu’il pensait qu’il n’y avait pas de recensement acceptable des taryag mitsvot. S’il n’y avait pas les fondations des Richonim, les développements qui ont été faits par la suite n’auraient pas été possibles.
Quoiqu’il en soit. Ma réponse ici n’est que spéculation : je ne sais pas vraiment pourquoi nos prédécesseurs ne se sont pas tellement occupés d’intertextualité. Mais je rêve qu’un jour, dans le monde futur, s’il m’en est donné la possibilité, je puisse m’asseoir aux côtés de grands Richonim afin de leur présenter mon travail. Et je me demande bien quelle serait leur réaction. Est-ce que ça serait quelque chose comme : « C’est pas mal, tu sais, on y avait pensé, mais nous n’étions pas tellement dérangés par ces problèmes, nous avions d’autres chats à fouetter » ou bien plutôt une réaction du genre : « C’est vraiment intéressant ! Mais je crois que tu te trompes, ce n’est pas du tout ça que le texte veut dire… » ?
[1] (N.d.T.) Le Chapitre 37 parle de la vente de Yossef, le Chapitre 38 parle de l’histoire de Yéhouda et Tamar et le Chapitre 39 reprend l’histoire de Yossef : que fait ce chapitre 38 au milieu de l’histoire de Yossef ?
[2] (N.d.T.) Référence au projet Aleph Beta. Voir www.alephbeta.org. Il s’agit de programmes éducatifs pour le lycée ou pour des adultes qui souhaitent apprendre seuls ou en groupe. Il est à base de courtes vidéos/présentations et accompagné de manuels des professeurs etc.
[3] (N.d.T.) J’aimerais partager avec vous ce « Or Ha’hayim Hakadosh » que j’ai découvert récemment, mais qui correspond à ce que mon bon sens m’a toujours dit. Le commentaire est sur Haazinou (Devrarim 32:1) :
והגם שקדמונינו בחרו דרך אחר, כבר אמרנו ששבעים פנים לתורה (במדב''ר יג טז), ובענין האגדה יכולים לפרש הגם שיהיה הפירוש מנגד לדבריהם כל שאין הניגוד בדבר הלכה
J’ai montré ce texte à Rav Fohrman après nos entretiens et lui ai demandé s’il en avait connaissance. Voici ce qu’il m’a répondu : « Oui. Et il ne justifie pas seulement le fait de pouvoir avoir sa propre interprétation des textes ; mais il le justifie même lorsque cette interprétation va à l’encontre de celle de ’Hazal (Je ne vais en général pas aussi loin) »
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