Dans l’article précédent, nous avons remarqué que le jour du Shabbat semble, non pas commémorer, en particulier, la création par D.ieu de l'Univers, mais plutôt son « repos » après cette création. Pourquoi, avions-nous demandé, serait-ce au « repos » d’être digne de célébration ? Pourquoi le « repos » est une raison de faire un jour saint à tout jamais ?
La question devient encore plus difficile, oppressante, si l’on se souvient que D.ieu considéra le jour de Shabbat comme étant un jour spécial bien avant qu'il n'y ait de nation sur Terre pour le célébrer. Selon les versets de Béréchit (chapitre 2), D.ieu bénît le Shabbat et en fit un jour saint immédiatement après la création de l'Univers. Il n’a partagé ce jour-là avec nous que bien des siècles plus tard, lorsque la Torah nous fut donnée, nous laissant ainsi pénétrer Son secret. Ainsi, le jour du Shabbat n'a pas été conçu par D.ieu pour le bénéfice des personnes – ceci n’est venu que plus tard. Au contraire, cette journée particulière a été conçue par le Créateur « pour elle-même » !
Pourquoi le Créateur serait-il tellement attaché à Son jour de repos ?
Que faisait D.ieu en ce septième jour?
Un indice vient du premier texte Biblique qui présente la notion du Shabbat. L'un de ces versets (Béréchit 2:2) semble se contredire ...
ב וַיְכַל אֱלֹקִים בַּיּוֹם הַשְּׁבִיעִי, מְלַאכְתּוֹ אֲשֶׁר עָשָׂה; וַיִּשְׁבֹּת בַּיּוֹם הַשְּׁבִיעִי, מִכָּל-מְלַאכְתּוֹ אֲשֶׁר עָשָׂה.
|
2 D.ieu mit fin, le septième jour, à l’œuvre faite par Lui ; et Il se reposa, le septième jour, de toute l’œuvre qu'Il avait faite.
|
Peut-être avez-vous repéré la difficulté : Qu'a, exactement, fait le Tout-Puissant pendant le septième jour? S’est-il reposé ou a-t-il travaillé? La réponse semble dépendre de la partie du verset sur laquelle nous nous penchons.
La première partie du verset dit que « D.ieu acheva au septième jour l'ouvrage qu'Il avait fait ». Cela semble suggérer que le Tout-Puissant a travaillé pendant le septième jour. Puisqu’il a fourni ses derniers efforts ce jour-là.
Mais ensuite le verset continue et nous informe que le Tout-Puissant « se reposa le septième jour de tout le travail qu'Il avait fait ». Cette deuxième phrase semble dire que D.ieu n’a pas travaillé pendant le Septième Jour. Au contraire, il « se reposa de toute Son œuvre » ce jour-là.
Alors ? D.ieu s’est-il reposé de toute Son œuvre le septième jour, ou bien a-t-il créé quelque chose ce jour-là?
La réponse de Rachi
Comme on pouvait l’imaginer, nous ne sommes pas les premiers à poser cette question. Rachi, grand-père des commentateurs médiévaux, la pose également. Il y voit deux réponses possibles.
Rabbi Chim‘on a enseigné : Etant donné que l’être humain ne sait pas calculer avec exactitude ses moments et ses instants, nous ajoutons une partie de la semaine à la journée sainte du Shabbat. Le Saint béni soit-Il, en revanche, qui sait calculer avec une précision absolue Ses moments et Ses instants, entre dans le Shabbat avec une rigoureuse ponctualité, et Il nous donne l’impression d’avoir terminé Son œuvre en ce septième jour. Autre explication : Que manquait-il au monde ? Le repos. Le Shabbat est venu, et avec lui le repos. Alors seulement l’œuvre de création a été terminée et menée à bonne fin (Beréchit raba 10:10).
Une réponse que Rachi suggère, c'est que peut-être D.ieu a fini de créer le monde à l'instant même où le sixième jour se terminait et le septième jour commençait. De cette façon, il aurait « fini » Sa création « pendant le septième jour » - c'est à dire à l'instant où la journée a commencé - mais s’est ensuite reposé pendant la totalité de ce jour-là.
Ceci est la première réponse de Rachi. Mais il donne une deuxième réponse ; une réponse qui ne nous oblige pas à couper le temps de façon chirurgicale entre les sixième et septième jours.
Rachi suggère, dans sa deuxième réponse, que la contradiction n'est qu'une illusion. Rachi affirme que D.ieu a en effet créé quelque chose le septième jour, mais en même temps, il était complètement au repos ce jour-là. Cela ressemble bien à une contradiction, n’est-ce pas ? Mais Rachi insiste sur le fait que ce n’est pas le cas. Parce que la chose que le Tout-Puissant a créée le septième jour, dit Rachi, était le « repos » lui-même. Le « repos » a été créé le jour du Shabbat !
Certes, cette réponse est ingénieuse : elle permet de voir comment D.ieu pourrait à la fois se reposer et créer en même temps. Mais, cette réponse est-elle plus qu’un jeu de mots ? Qu'est-ce que cela veut dire que D.ieu « a créé » le repos ? Est-ce que le « repos » est une chose qui devait être créée? Le repos n’est-il pas une chose qui arrive lorsqu’il n’y a plus de travail – sans qu’on ait besoin de rien pour qu’il arrive?
Par analogie, pensez à l'obscurité. L’obscurité a-t-elle besoin d’être créée ? Non. La lumière doit être créée, mais pas l'obscurité. L'obscurité n’est rien de plus que l'absence de lumière. Si vous voulez qu'il fasse sombre, il vous suffit simplement d’éteindre la lumière. De même, on peut objecter : pourquoi D.ieu a-t-il eu besoin de créer le repos ? Le repos n’est-il pas simplement l'absence de travail ? Si D.ieu avait besoin de repos, tout ce qu'il avait à faire était de cesser de travailler, n’est-ce pas ?
Faux.
Rachi suggère qu'il est possible que « le ‘repos’ dût être créé ». Ce serait une sorte de repos qui est différent de celui que nous connaissons habituellement, autre chose que la simple absence de travail. Il s'agit d'un repos qui n’est pas juste un phénomène négatif ; il serait plutôt positif. Ce n'est pas une absence, mais une présence.
Comprendre le « repos » par le « travail »
Pour avoir une meilleure compréhension de cette notion insaisissable de repos de D.ieu, nous ferions bien de réfléchir un instant à la nature du « travail » de D.ieu. Si nous pouvons comprendre plus clairement ce que D.ieu a fait pendant ces six premiers jours, nous serons peut-être plus en mesure d’appréhender ce que cela signifie de dire qu'il « s’est reposé » de cette activité lors du septième jour.
Le terme technique utilisé par la Loi Juive pour désigner un « travail » effectué le jour du Shabbat est « mélakha ». Ce terme est emprunté à la Torah (Béréchit, 2) lorsqu’elle décrit le « travail » que D.ieu a fait lors de la création du monde. Le travail que nous renonçons à faire le jour du Shabbat correspond en quelque sorte, fondamentalement, au travail que D.ieu renonça à faire lors du Shabbat originel.
En réalité, « travail » n’est sans doute pas le bon mot à utiliser ici. Le terme français « travail » évoque des images de sueur et de difficultés – images qui n'ont évidemment rien à voir avec la création divine de l'Univers (Est-il difficile pour un D.ieu Tout-Puissant de créer un monde ?).
À juste titre, la langue hébraïque possède plus d'un mot pour parler de travail. « Mélakha » est un mot spécifique. Le mot courant pour désigner le travail en hébreu est « ‘avoda ». Si le terme « ’avoda » évoque le sens commun que nous avons du travail, à savoir le labeur qu’il faut accomplir avec effort et sueur, qui fatigue ; le terme « mélakha » fait référence à quelque chose de complètement différent.
La Torah compte trente-neuf travaux (de type « mélakha ») interdits le Shabbat. À l'exception possible d'un de ces travaux (le transport), le dénominateur commun de tous ces trente-neuf travaux – de l'écriture à la cuisson, de la teinture au tissage, du labourage à la construction – est l'idée de transformation : prendre une substance présente dans le monde, et la transformer en l’amenant à un état plus développé, grâce à l'intervention consciente et intelligente de l’Homme. Quand je cuis, je prends de simples matières premières et j’en fais un gâteau (miam). Quand je tisse, je prends de simples fils et j’en fais un manteau (waw). Je développe le monde autour de moi, je le moule pour l'adapter à ma volonté.
C'était cela, le genre de « travail » que le Tout-Puissant engagea dans la plupart des six jours de la Création.
Réfléchissons de nouveau à la création divine avec cette perspective de « mélakha ».
Dans les premiers moments de la Genèse, D.ieu fit « quelque chose à partir de rien ». Au début, il n'y avait rien. Et puis, tout d'un coup, il y eut quelque chose.
Dès lors, donc, il s’est mis à faire autre chose. En général, Il prenait ce qui était présent et le modelait, transformait, en une entité plus complexe et plus sophistiquée. Il prenait des électrons et des protons et les moulait en atomes d'hydrogène. Ou bien, Il prenait de la terre, et en façonnait le corps d'un être humain (Béréchit 2:7).
D.ieu accomplissait un travail de type « mélakha » - le genre de travail qu’on fait quand on veut créer un monde.
Travail de transformation
La compréhension de la nature de ce qu’est une « mélakha » contribue à expliquer la manière particulière dont nous observons le jour du Shabbat. Pourquoi un Juif peut-il déplacer une table très lourde à travers une pièce, finir par être en sueur, mais ne peut-il pas appuyer sur l’interrupteur d’une lampe?
Lorsque D.ieu créa le monde, son activité n’avait rien à voir avec le traînage d’une lourde table dans la maison. Mais elle avait tout à voir avec l'allumage du filament à l'intérieur de l’ampoule.
Traîner une table ne fait que simplement déplacer des choses. Ce n'est pas « transformateur », de quelque façon que ce soit. Allumer un filament, est un acte de « mélakha » – acte routinier s’il en est – celui dans lequel l'homme transforme délibérément son environnement en fonction de ses besoins. Chaque fois que l'Homme allume un feu, tire une charrue, tisse des fils, il maîtrise le monde autour de lui et le modèle pour l'adapter à ses besoins d'une manière que les animaux ne pourraient jamais imiter. Et peu importe la facilité de l’acte ou s’il est fait régulièrement –on pourrait d’ailleurs dire que plus l’acte est routinier, plus sa maîtrise est évidente. Quand l'homme prend la matière première du monde autour de lui et qu’il la modèle, il la met dans un état supérieur qui corresponde à sa volonté, alors il imite son Créateur céleste, Celui qui a créé l'Univers par une série de tels actes de type « mélakha ».
Le Tout-Puissant s'est abstenu de « mélakha » le septième jour. Et Il a jugé que le « repos » qui a remplacé la « mélakha » devait être le sens ultime de sa création…
Le repos d'un être tout-puissant
Nous avions demandé précédemment : Pourquoi un D.ieu Tout-Puissant a-t-il besoin de se reposer après la création du monde? Était-il fatigué?
Je pense que nous sommes maintenant en mesure de répondre à cette question.
Si l'activité de D.ieu pendant six jours avait consisté en une « ’avoda » – au sens de travail physique – alors oui, cela aurait paru étrange qu’il soit « nécessaire » pour le D.ieu Tout-Puissant de se reposer le septième jour. Mais D.ieu ne faisait pas de la « ’avoda ». Il effectuait de la « mélakha ». Son activité pendant les six jours ne se définirait pas par l'effort, mais par la créativité. Et la créativité exige un type complètement différent de repos.
Expliquons : Le repos fournit toujours un complément au travail. Mais chaque type de travail appelle son type spécifique de repos. L'effort appelle à une sorte de repos que nous appelons la relaxation ; le manque d'effort nous aide à nous rafraîchir, à reprendre des forces que l’effort nous a fait dépenser. Mais le complément à la créativité n'est pas le même genre de repos. Le complément à la créativité est, peut-être, le phénomène mystérieux dont nous avons parlé plus tôt – le « repos positif ».
La créativité est une notion puissante. La création semble tellement se suffire à elle-même. En effet, de quoi a besoin un créateur, si ce n’est de créer? Mais la créativité a besoin d’un autre élément pour être complète. Il lui faut le jour du Shabbat. Car, a priori, la créativité n’est qu’un moyen pour une fin bien précise : elle vise à améliorer l'être existant. Mais le fait d’améliorer l’être existant n'est pas sa raison d’être profonde. L’ultime raison d’être de la créativité est la créativité elle-même. La créativité est une fin en soi ; la créativité se suffit à elle-même.
Le « repos positif » n'est pas une notion avec laquelle nous sommes tous familiers. Cela nous semble étrange. Et peut-être, après tout, ce type de repos n'est pas naturel - car nous vivons, pour ainsi dire, dans un monde de changement, un monde du « devenir ». Dans notre monde, la « mélakha » est extrêmement présente : changer les choses, construire, rendre le monde plus sophistiqué. Afin de comprendre ce qu’est le « repos positif » dans tout son éclat, nous devons transcender ce monde, et essayer de percevoir ce que pourrait être la vie dans un monde qui n'est pas du « devenir », mais un monde de l’« être », ou rien ne se transforme, mais tout est, simplement.
Le judaïsme a un mot pour un monde de l'«être». C'est ce qu'on appelle : Le monde à venir.
Nous allons explorer les liens entre le Shabbat et ce mystérieux monde-à-venir dans notre dernier article.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire